A propos d'un éditorial de Michel Fréchet
avril 2004, bulletin APMEP n° 451 Le texte qui suit m’a particulièrement énervé, et je me suis mis en tête d’y répondre. Voici donc le texte en question et la réponse que je n’ai pas envoyée.
Les mathématiques sont-elles utiles aux futurs citoyens ?
Michel Frechet, président de l’APMEP.
Lors de la rencontre " APMEP - commission du
grand débat sur l'Ecole ", Claude THELOT nous fit part de son inquiétude
pour les mathématiques : " Elles ne sont pas, de manière évidente,
utiles au futur citoyen; cela reste à démontrer ! ", nous a-t-il dit.
Cette phrase ne cesse de m'interpeller : nous devons démontrer que
l'enseignement de notre matière est utile au futur citoyen ! Demande-t-on
aux historiens, aux littéraires, aux philosophes de justifier leur enseignement
? Si oui, cela revient à poser la question suivante : " Une culture
générale est-elle utile au futur citoyen ? " Les notions d'utilité et de citoyen méritent d'ailleurs d'être clarifiées. Une chose est utile en fonction d'un besoin; une bouée, par exemple, est utile au marin, mais ne sera d'aucun secours à l'alpiniste. C'est au politique (au sens vie de la cité), c'est-à-dire à nous tous, de définir le citoyen. Nous supposerons donc que nous sommes en démocratie et que " L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ". (Article 26 de la Déclaration universelle des droits de l´homme). PLATON, ARISTOTE, DESCARTES, PASCAL, CONDORCET, D'ALEMBERT, POINCARE, et bien d'autres, ont admirablement démontré la nécessité d'enseigner les mathématiques. Mais je crois que cette nécessité est de moins en moins lisible et évidente, car nous vivons une époque où l'utilité de toute chose doit apparaître rapidement. On veut bien accorder aux mathématiques certains bienfaits comme l'apprentissage du raisonnement, mais on veut surtout qu'elles servent dans " la vie de tous les jours ". N'y a-t-il pas alors confusion entre deux aspects différents des mathématiques? OZANAM, dans son dictionnaire mathématique, montre qu'il y a deux sortes de mathématiques: la spéculative et la pratique. Plus près de nous, André REVUZ parle des idées et des techniques. Bien que, chez ces auteurs, ces notions ne soient pas respectivement identiques, je pense que l'utilité des mathématiques souhaitée par les élèves et la société, est celle essentiellement des techniques et de leurs applications pratiques. Mathématiques et physique se construisent en parfaite harmonie. La théorie des distributions est née d'un besoin du physicien DIRAC, mais EINSTEIN utilise des notions purement mathématiques, alors sans applications pratiques, pour ses théories de relativité. En ce sens, les mathématiques sont utiles au physicien. Plus prosaïquement, savoir compter, manipuler des pourcentages, comprendre les statistiques est utile au citoyen. La tentation est alors très forte, dans un monde gouverné par le profit immédiat, de réduire les mathématiques à ce seul aspect pratique: utiles aux autres matières et pour les besoins quotidiens. Il suffirait donc de n'enseigner que certaines techniques " utiles ". Mais alors, comment déterminer ce qui est utile. L'exemple d'EINSTEIN montre que, si l'on ne lui avait appris que les techniques utiles de son époque, peut-être ne serait-il pas devenu l'un des plus grands savants du siècle dernier. Car, comme l'affirmait LICHNEROWICZ, on ne se sert jamais que des Mathématiques que l'on connaît. En outre, réduire les mathématiques à cet " utilitarisme de l'urgence " me paraît bien dangereux pour d'autres raisons. Un ancien ministre de l'Education Nationale, physicien de profession, n'a-t-il pas dit que les ordinateurs sont maintenant capables de remplacer avantageusement les mathématiciens? Écoutons André REVUZ: " L'absence de motivation adéquate et l'absence d'idées directrices transforment immanquablement un cours de mathématiques en un fatras de résultats partiels qui dégénèrent très vite en recettes à appliquer automatiquement sans contrôle rationnel possible. " Enseigner les techniques est certes nécessaire, mais non suffisant. Sinon, notre enseignement se résumerait à la programmation, au sens informatique du terme, de nos élèves. De plus, " si on le fait pour gagner du temps, on le paie cher par des blocages ultérieurs [...]; si c'est pour faciliter le travail des élèves réputés faibles, on les enfonce dans leur médiocrité ". Nous sommes loin de l'épanouissement de la personnalité humaine. Rappelons une fois encore ici les positions de l'APMEP: L'apprentissage des mathématiques doit être centré sur trois objectifs fondamentaux pour l'élève: acquérir des connaissances, être capable de les utiliser et de les réinvestir en situation, développer son autonomie, sa créativité et son esprit critique. Si le premier point insiste sur les techniques, le troisième relève des idées, le deuxième participant des deux notions. Prenons un exemple: le compas de Pierre, excellent article du présent bulletin. Si l'on donne l'exercice à un élève maîtrisant la notion de dérivée, il saura techniquement le faire, sans trop réfléchir. Mais devons-nous uniquement nous contenter de cela? Un ordinateur correctement programmé saurait résoudre ce problème par essais successifs. Je pense, au contraire, que l'activité mathématique et le bénéfice apporté à l'élève se situent au moment du changement de perspective : nouvelle position du compas. Là, nous montrons à l'élève que prendre du recul, changer de point de vue, exercer son esprit critique, ne pas être prisonnier de la technique, peut être utile et gratifiant . Les mathématiques pratiques et leurs techniques sont utiles au futur citoyen, mais si l'on veut que ce dernier soit capable de réflexion, d'esprit critique, de créativité et d'autonomie, il ne faut pas s'en contenter. L'enseignement des mathématiques spéculatives et des idées qui les ordonnent et les gouvernent deviennent elles aussi utiles au futur citoyen. Pour l'honneur de l'esprit humain, comme le rappelait Jean DIEUDONNE.
Les mathématiques sont-elles utiles au citoyen ? La réponse étant clairement non, dans le sens de l’utilité immédiate, l’enseignement de cette discipline devrait se voir réduit à sa plus simple expression, voire prise en charge par les autres disciplines les utilisant... A qui la faute ? A la société qui n’y comprend pas grand-chose ? Au gouvernement pour qui l’utilisation des deniers publics serait certainement plus rentable dans d’autres domaines ? Le respect accordé aux mathématiciens, jusqu’à présent laissés libres de gérer les contenus enseignés, diminue, la coupure avec la société devient de plus en plus importante. Devons-nous rester isolés dans notre tour d’ivoire ou devons-nous prendre acte d’un état d’esprit latent et d’une réalité intrinsèque ? L’incompréhension ou la rébellion vis-à-vis de notre discipline n’est pas nouvelle, par exemple dans les années 60 certains professeurs d’université en physique aux Etats-Unis interdisaient à leurs étudiants de suivre les cours de mathématiques et prenaient en charge cette partie de la formation. La situation présente résulte en grande partie de la malheureuse réforme des Maths modernes : la majorité des enseignants actuels ont été formés à cette époque et l’enseignement universitaire reste profondément marqué par le formalisme bourbachique. Même si des efforts sont faits de manière individuelle les mathématiques enseignées sont empreintes de cet arrière-plan théorique peu propice à faire comprendre les enjeux d’une bonne formation initiale aux mathématiques. La dichotomie soulevée par Michel Fréchet : « N’y a-t-il pas deux sortes de mathématiques ? » met en exergue cette pseudo-différence entre mathématiques spéculatives et mathématiques utiles : ce sont les idées de Platon lorsqu’il disait qu’il « faut laisser les cieux tranquilles » ; nous sommes bien au cœur de la difficulté. Invoquer A. Revuz, un des principaux acteurs de la Réforme, n’est d’ailleurs pas très satisfaisant : ayant eu ce dernier comme enseignant j’ai encore le souvenir de discussions stériles autour des notions de « Grand Cosinus » et « petit cosinus » dont certains se souviendront certainement… Nous sommes malheureusement ici au niveau le plus bas de la pensée mathématique ou en tout cas de son enseignement. Par ailleurs il ne semble pas qu’il y ait une grande hostilité des décideurs vis-à-vis des mathématiques[1], ces derniers ayant en général suivi un enseignement de bon niveau dans ce domaine, par contre la question dorénavant posée est : vous, mathématiciens, que proposez-vous pour être en phase avec la société ? En tant qu’acteurs, en tant qu’orienteurs, en tant que citoyens nous ne pouvons échapper à cette interrogation et il devient urgent d’y répondre. Nous avons une responsabilité devant la Nation, assumons-la, prenons en main notre destin et ne nous limitons pas à des imprécations sans grande portée. Les sujets du bac 2003 portent d’ailleurs cette empreinte d’une profonde incompréhension : des procédures non respectées (qui sommes nous pour ne pas nous soumettre aux règles communes ?), des concepteurs de sujets hors de la réalité des classes, et donc de leurs concitoyens, une mascarade de correction, et finalement un bac qui perd grandement sa signification… Mais si on en est arrivé là n’est-ce pas un peu de la responsabilité de chacun : l’introduction de la modélisation dans le Secondaire présente un profond intérêt, non seulement pour les élèves mais également pour les enseignants, et le signal envoyé est intéressant ; l’intrusion du réel dans nos classes, les questions de fond posées par cette démarche sont évidemment fondamentales pour la survie de notre enseignement. Malheureusement le manque de culture, la difficulté de trouver des sources accessibles, le peu de soutien apporté par l’Institution laissent prévoir de nouvelles déconvenues dans ce domaine[2]. Pour reprendre d’ailleurs les deux exemples cités par M. Fréchet on peut voir sous-jacent le manque de maîtrise générale dans ce domaine : sur les distributions, l’ami Dirac n’était guère exigeant puisqu’il disposait depuis déjà une cinquantaine d’années du calcul symbolique d’O. Heaviside, lequel avait d’ailleurs été vilipendié par les mathématiciens pour son manque de rigueur. Mais la situation avait été nettement éclaircie par Paul Lévy (entre autres), beau-père de Laurent Schwartz. Ce dernier a réussi à mettre un outil théorique en place, mais l’utilisateur de l’époque s’en moquait bien…[3] Dans le même ordre d’idées l’intégrale de chemins de R. Feynman, utilisée tous les jours par les physiciens des particules, attend toujours une justification théorique, mais son utilisateur (non plus que les ordinateurs) n’en a guère besoin[4]. L’autre exemple est celui d’Einstein, mais ici on rentre dans des domaines peu clairs ; rappelons les faits : en 1905 Henri Poincaré publie dans une revue italienne assez peu diffusée un article sur la relativité de l’espace-temps avec la plupart des calculs nécessaires à l’établissement de la Relativité Restreinte. Un mois plus tard, Einstein, dont le meilleur ami, Michelle Besso, est mathématicien et italien, publie son article fondateur sur l’électro-dynamique des corps en mouvement… simple coïncidence ou malhonnêteté, personne ne saura, Einstein n’ayant pratiquement jamais parlé de Poincaré et Poincaré, toujours discret, n’ayant pas souhaité polémiquer avec Einstein sur le sujet[5]. En 1916 D. Hilbert publie Die Grundlagen der Physik où il vient (grâce en grande partie à Emmy Noether) de trouver la solution mathématique du problème de la Relativité Généralisée. Quinze jours plus tard, après un travail acharné, Einstein qui s’était fourvoyé pendant dix ans sur des chemins sans issue, publie son article sur la R. Généralisée. Là encore les noms d’Hilbert et de Noether ne seront jamais cités…[6] Ce qui mérite d’être relevé c’est que le travail de ces derniers était directement orienté vers la recherche d’une solution mathématique et que les notions mises en jeu n’étaient pas choisies gratuitement. On ne peut pas considérer qu’il existe des mathématiques immanentes, vivant dans un monde merveilleux, et que par l’opération du Saint-Esprit elles s’appliqueraient justement à un problème précis[7]. La preuve en est que les difficultés de modélisation, voire de théorisation dans certains cas, sont légion et que les mathématiques nécessaires n’existent probablement pas encore. Je voudrais citer un autre exemple qui montre bien la difficulté : ayant participé au débat sur l’Ecole via internet, je m’interrogeais publiquement sur le fait que les probabilités étaient absentes des nouveaux programmes de MPSI. Une des réponses fut qu’il était impossible d’enseigner les probabilités sans disposer de la théorie de la mesure et donc que nos décideurs n’avaient pu mettre cette discipline dans les programmes. Laplace, Gauss, Quételet et tous les autres ont dû se retourner dans leur tombe… Il est probable que mon interlocuteur était frais émoulu de l’Université et manquait du recul nécessaire[8], mais cette réponse appelle une remarque importante : il y a une perte de sens lorsqu’on assimile les probabilités à la théorie de la mesure ; les probabilités permettent d’éclairer certaines situations sous un angle différent, la théorie n’autorise pas cet éclairage, en tout cas pas au niveau de l’étudiant[9]. En un certain sens la problématique est la même dans les classes : je fais apprendre telle ou telle notion, en général avec un cours, je fais faire des exercices techniques ou plus élaborés en espérant que la motivation sera suffisante, enfin j’espère faire réinvestir ce travail dans un domaine plus vaste. Il est évidemment peu raisonnable de baser un enseignement sur une succession d’espoirs (souvent déçus d’ailleurs…) et l’échec ici est patent : où est le sens, où est l’appropriation de la notion, où est le plaisir ? [10] Parce que finalement les mathématiques n’ont vraiment de sens qu’à travers leur utilisation dans les autres activités humaines : ceci ne veut pas dire que la recherche fondamentale est inutile, mais oublier la destination finale de cette dernière n’amènera que déconvenues, rejets et autres polémiques…[11] Dans nos classes la situation est identique, voire pire dans le sens où le chercheur peut se fixer un but et essayer de l’atteindre, mais qu’en est-il du but de l’élève : s’il ose poser la question du « à quoi ça sert » la réponse est en général « tu verras plus tard » et il repart insatisfait dans sa quête du sens. Je prendrai un exemple vécu récemment : géométrie dans l’espace, classe de Seconde, on cherche la longueur de la grande diagonale d’un cube ; en passant en coordonnées c’est très facile, ; un élève remarque alors que dans le plan c’est , je saute sur l’occasion et demande comment faire en dimension supérieure où on obtient encore facilement. Evidemment la question ne tarde pas sur l’utilité des espaces de dimension supérieure à 3 ce qui m’amène à parler de l’espace-temps, de la notion de temps puis d’une manière plus générale à parler de l’espace des phases fort utile aux physiciens (et aux mathématiciens…). Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à la demande, toujours est-il que ces élèves, lorsqu’ils entendront de nouveau parler d’espaces de grande dimension pourront fixer leur esprit sur un objet réel et imaginer une réalité sous-jacente dans leurs calculs. Pour compléter là-dessus, discutant peu après avec un stagiaire, je lui raconte l’anecdote qui ne rencontre que peu de succès : il n’a jamais rencontré l’espace des phases dans ses études[12]. Nous sommes là encore en présence d’une difficulté majeure : le cloisonnement des disciplines à tous les niveaux fait que la solution la plus simple reste quand même de se limiter à son propre champ de connaissances et qu’aller voir ailleurs comment ça se passe reste une démarche difficile et malheureusement peu fréquente[13]. Arrivés à ce stade de notre réflexion nous pouvons nous demander quelles solutions mettre en œuvre : la formation initiale joue évidemment un grand rôle pour la suite des événements[14] et le rôle des IUFM pourrait être important dans ce domaine. Déjà semble nécessaire une formation obligatoire aux mathématiques appliquées (peut-être dans le sens « noble » du terme : quel rôle jouent les mathématiques dans la structuration et le développement des autres disciplines, quels sont les outils et les méthodes utilisés), par ailleurs le mémoire actuellement centré sur des questions de didactique (malheureusement mal maîtrisées par les étudiants, ce qui, somme toute, est assez normal) pourrait être orienté vers des questions plus terre-à-terre. On pourrait d’ailleurs demander à travers ce mémoire la réalisation d’un tableau avec un tableur en utilisant la récursivité ou d’une figure dynamique avec un logiciel de géométrie ou encore un programme sous Maple ou Derive ; ces travaux mis sous une forme standard pouvant même être inclus dans une base de données disponible sur internet… (le rêve éveillé continue…). Il me semble qu’à travers ce type de projets pourrait (ré)apparaître la question du sens et du plaisir[15], attributs dont les mathématiques semblent actuellement fort dépourvues du point de vue de la société dans son ensemble. [2] Ce texte a été écrit en mai 2004, le sujet du bac 2004 a bien montré tout le ridicule de la non-maîtrise de ce genre de choses… Voir http://www.irem.uhp-nancy.fr/Nouv.htm, particulièrement "Le Chariot fou du Bac". H. Dang-Vû, C. Delcarte, Bifurcations et chaos, Ellipse, 2000, pour des utilisations mathématiques de l’espace des phases ainsi que I. Prigogine, D. Kondepudi, Thermodynamique, O. Jacob, 1999 pour des manipulations plus physiques. |