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Pourquoi la motivation des élèves est-elle un problème ?

 

Un texte paru dans le n° 454 du Bulletin de l'APMEP : http://www.apmep.asso.fr/bv454dub.pdf

 

François Dubet

Professeur de sociologie à l’Université Victor Segalen de Bordeaux 2, conférence prononcée en Octobre 2004 devant l’Association des Professeurs de Mathématiques.

 


 

Je suis très impressionné d’être devant tant de professeurs de mathématiques. Un seul, quand j’étais lycéen, c’était déjà très impressionnant… Je vais vous parler de la motivation des élèves. Pourquoi les élèves sont-ils si difficiles à motiver pour leurs études ?

J’ai d’abord envie de répondre que, en réalité,nous n’en savons rien. Depuis quelque temps, on soumet aux élèves des enquêtes pour savoir s’ils sont motivés, mais, comme on n’a pas de recul historique, on ne sait pas si, dans le passé, les élèves étaient aussi motivés qu’on pourrait le croire. D’ailleurs, que chacun d’entre vous fasse l’effort très difficile de se souvenir du type d’élève qu’il était : les gens de mon âge, s’ils se regardent dans la glace, doivent admettre qu’ils n’étaient pas motivés du matin au soir et de septembre à juin. En fait, il y a souvent un enchantement scolaire qui se crée avec le temps, il faut y faire très attention.

Mais il est vrai aussi que les enquêtes montrent que les élèves sont assez peu motivés, et surtout, fait plus inquiétant, elles montrent qu’en général leur motivation baisse au cours de leurs études. Par exemple au collège, que les élèves soient bons ou pas bons, cela n’a rien à voir, les études les intéressent de moins en moins au fil des classes.

Autre exemple, dans les filières scientifiques on s’aperçoit que les élèves, qui sont en général de bons élèves, ne manifestent pas un intérêt considérable pour les matières scientifiques et on sait d’ailleurs que, la plupart du temps, dès qu’ils auront obtenu leur bac S, ils iront faire tout autre chose que de la science puisque les effectifs des facultés des sciences, en France et partout dans le monde d’ailleurs, déclinent sensiblement.

Donc on est quand même devant un problème et, tout en faisant très attention au réflexe du « c’était mieux avant » qui est quand même le propre d’une société vieillissante, on pourrait essayer de faire malgré tout un certain nombre d’hypothèses sur quelque chose qui paraît peu discutable : le travail pédagogique suppose de plus en plus de motiver les élèves. Pour dire les choses très simplement, quand j’étais lycéen, le professeur venait, disait « sortez vos cahiers, je dicte », et l’affaire était faite. Il dictait ; on prenait des notes, on dormait, on écoutait, peu importe.

Aujourd’hui, vous le savez mieux que moi, dans la plupart des classes, dire « prenez vos cahiers, je dicte » vous met rapidement dans une situation difficile, sauf dans la très bonne classe du très bon lycée où de très bons élèves ont été raffinés de manière très longue.

Alors comment expliquer ce problème ? Je crois qu’il y a deux angles d’approche : le premier consiste à se demander ce qui se passe pour les élèves, et le second à se demander ce qui a changé dans l’école ; parce que la motivation est la rencontre des élèves et d’un système, c’est la rencontre d’une institution et de son public. Il faut donc raisonner sur les deux niveaux à la fois en essayant de prendre un peu de distance.

 

Il est difficile de se motiver

Quand j’ai fait mes premiers travaux sur les lycéens, il y a déjà une douzaine d’années, ce que me disaient les élèves, je parle comme ils me parlaient : « ce qui est vachement dur à l’école, c’est de se motiver ». Ils ne disaient pas, ce qui est pénible au lycée c’est la discipline scolaire, c’est qu’il y a trop de travail… Non, ce qui est pénible, c’est de se motiver, c’est-à-dire de trouver en soi l’énergie qui fait que l’on a envie de travailler. Parce que le propre du travail scolaire, vous le savez, est d’être un travail qui doit avoir du sens pour celui qui l’accomplit ; ce qui est assez bizarre au fond parce que la plupart des travaux peuvent être faits en pensant à autre chose.

Le travail scolaire ne peut être fait de manière routinière, il faut lui donner du sens. Tout le monde le sait, y compris les élèves : on peut travailler de manière extrêmement efficace pendant une heure ou passer trois heures devant ses livres et ses cahiers sans qu’il ne se passe rien. C’est pour cela d’ailleurs que la petite note du bulletin scolaire « manque de travail », est extrêmement étrange car la question est : qu’est-ce que le travail ? En tout cas, nous savons tous que, pour les élèves, ce qui est difficile c’est de donner du sens à leur travail, de s’y intéresser, de rentrer dedans.

Alors quelles sont les grandes raisons de se motiver ? Je laisse de côté les petits ; j’en dirai un mot après, les petits se motivent parce qu’ils aiment bien leur maîtresse ou leur maître, que leur maman est contente s’ils travaillent bien. Jusque là pas de problème ; mais au collège, la motivation se défait parce que les élèves grandissent : la motivation de leurs parents ne suffit plus ; il faut qu’ils se motivent eux-mêmes, tout seuls.

 

Ni héritiers, ni boursiers

Sur ce point, il y a eu de très grands changements dans le système scolaire. Je vous rappelle que ce que l’on appelait l’élitisme républicain, qui a souvent d’ailleurs suscité des torrents de nostalgie dans nos discours, était un système qui ne s’adressait grosso modo qu’à des croyants. L’école que j’ai connue fonctionnait de manière très simple : les enfants du peuple allaient à l’école élémentaire, les enfants de la bourgeoisie allaient au petit lycée ; jusque là on ne se mélangeait pas ; les garçons et les filles aussi étaient séparés. À la fin de l’école élémentaire, les meilleurs des enfants du peuple passaient un examen d’entrée en sixième ; quand je l’ai passé, à la fin des années cinquante, un quart des élèves l’obtenaient. Ils allaient soit au lycée, mais généralement dans des filières qui n’étaient pas les plus nobles du lycée, soit au collège, puis de là rejoignaient le lycée s’ils étaient vraiment très bons. Donc au collège et au lycée, vous trouviez des élèves qui avaient été, en terme statistique, assez brutalement sélectionnés : 6 % de bacheliers en 1950, 15 % en 1967, alors qu’aujourd’hui 12 % des élèves sont en classes préparatoires.

Ne survivaient donc dans l’enseignement secondaire que des élèves disposés à croire, à jouer le jeu, à « être motivés ». Les travaux classiques des années soixante ont montré qu’il y avait deux profils d’élèves : ceux qui « étaient tombés dedans quand ils étaient petits », les « héritiers », fils de cadres, d’enseignants, de médecins, de gens cultivés pour lesquels la motivation était une sorte de seconde nature. Et puis il y avait ceux que l’on aimait beaucoup, les « boursiers », c’est-à-dire les enfants du peuple exceptionnellement doués, travailleurs, etc. On les aimait parce qu’ils incarnaient la grandeur de la république. Ils n’étaient pas très nombreux d’ailleurs et la plupart d’entre eux devenaient enseignants. Ils croyaient particulièrement que l’école était égalitaire puisqu’ils en étaient la preuve vivante. Une preuve statistiquement peu fréquente pourtant.

Quoi qu’il en soit, un des ressorts de la motivation était réglé : les élèves que l’école retenait étaient sélectionnés de façon à être ceux qui croient, ceux qui adhèrent, ceux qui jouent le jeu. Dès lors que le système se massifie – on ne discutera pas de la massification mais c’est un fait que tous les gouvernements de droite ou de gauche ont accompli depuis 50 ans – arrivent dans le système des élèves pour lesquels jouer le jeu scolaire n’est en rien étayé par la culture des familles, par la culture du quartier, par la culture sociale. Quelquefois même, la distance culturelle entre le milieu et l’école peut être telle que, dans certains quartiers, les élèves « cassent la gueule », pardonnez-moi de parler ainsi, aux quelques bons élèves qui sont des sortes de « collabo » – je parle comme eux – avec le système. C'est-à-dire qu’il y a le monde de l’école et le monde des élèves ; au fond la massification a fait entrer les « barbares » ; ce n’est pas ce que je pense, mais beaucoup le disent à haute voix. C’est vrai que d’une certaine manière sont arrivés des élèves qui disent « si vous voulez me motiver, allez-y, mais moi, je ne suis pas motivé au départ par ma tradition familiale, par mon milieu d’éducation, par mes parents, etc. ».

Je voudrais bien préciser que ce n’est pas la société qui s’est dégradée, contrairement à ce qu’on pense, mais que, pendant très longtemps, l’école n’a pas eu à connaître ce genre d’élèves. Ce qui fait que, souvent, il y a chez les enseignants une sorte d’exacerbation de l’impression des difficultés économiques. Il y en a bien évidemment, mais elles ne sont pas tellement pires qu’avant ; avant, l’école en était protégée. Je prends un exemple : dans les années trente, la France avait presque autant d’immigrés qu’aujourd’hui. Or on ne trouve pas un seul texte sur les difficultés scolaires que posent les enfants d’immigrés, et ce, pour une raison très simple : ils n’allaient pas à l’école ! Il y a une entrée massive d’élèves qui n’ont pas été « fabriqués » pour l’école, ce qui dans le langage des enseignants se traduit par « démission des familles », « rôle dévastateur de la télé », etc.

 

L’utilité sociale des études

Deuxième facteur de motivation : je peux être motivé pour mes études parce que j’ai le sentiment qu’elles vont être utiles. Je sais, ce n’est souvent pas très élégant de dire cela, mais un élève travaille parce qu’il a le sentiment, normal, inévitable, souhaitable que ses études sont un effort auquel il consent aujourd’hui pour toucher des bénéfices demain.

D’ailleurs on sait que, plus les diplômes auxquels se préparent les élèves sont socialement utiles, donnant des débouchés dont l’utilité est perceptible, plus les élèves travaillent. C’est rationnel de travailler beaucoup plus dans un IUT que dans un DEUG de psycho. Parce que, dans le premier cas, le bénéfice escompté est considérablement supérieur. On travaille donc par intérêt. Or, avec la massification scolaire, on est rentré dans un processus paradoxal. D’une part, puisque l’école distribue de plus en plus de diplômes, ceux-ci sont de plus en plus utiles. Finie l’époque où il suffisait de naître femme pour trouver un mari et faire sa vie, de naître fils de paysan pour hériter de la ferme de son père, ou fils d’ouvrier pour rentrer à l’usine à quatorze ans et se former sur le tas, cela n’existe plus. D’autre part l’espérance d’utilité des diplômes est différée dans le temps. Les études s’allongeant, on se retrouve à dire à des élèves de cinquième – et je me suis surprisà le dire – : « si tu ne travailles pas bien maintenant, tu verras quand tu auras 25 ans les ennuis qui t’attendent ». Dire cela à un gosse de treize ans alors que vous, au même âge, vous vouliez être explorateur, cosmonaute, etc. Donc on a un phénomène qui fait que les études sont à la fois de plus en plus indispensables mais que leur utilité se diffère dans le temps puisqu’il faut de plus en plus d’années d’études pour que l’utilité soit garantie.

Évidemment toute la hiérarchie scolaire est une hiérarchie des études et de l’utilité des études. Les diplômes du haut sont les plus utiles pendant que les diplômes en bas finissent par être des diplômes dont l’utilité est seulement négative. C’est une sorte de monnaie très bizarre qui fait que si vous l’avez, vous ne pouvez rien acheter, mais que si vous ne l’avez pas, c’est un handicap. Quand les élèves disent « le bac, il faut l’avoir mais ça ne sert à rien », ils n’ont pas tort, du moins pour certains bacs. Puisque ne pas avoir un examen, c’est un handicap ; il y a une fonction de filtre ; sur le marché du travail, si vous n’avez rien, vraiment, c’est que vous n’êtes rien.

Ainsi les élèves sont portés par une utilité des études, mais cette utilité est différée considérablement dans le temps, sauf évidemment pour les bons élèves auxquels on ne demande jamais d’avoir de projets. Je n’ai pas le souvenir qu’on soit allé voir des élèves de terminale S avec un an d’avance pour leur dire « qu’est ce que tu veux faire demain ? ». Demain ce n’est pas compliqué, je fais une prépa, je passe les concours à la sortie, je prends l’école de plus haut niveau, avec généralement une petite crise existentielle à la sortie de l’école : « Il faut que je travaille, je n’y avais pas pensé… ».

En revanche, l’élève qui a dix-sept ans, en troisième, condamné à aller en LEP de maçonnerie, s’entendra dire volontiers :
« il faudrait peut-être que tu aies un projet, tu comprends, et ça serait mieux que ce soit un projet de maçonnerie… ». Si on se place du point de vue de l’acteur rationnel, pour les élèves ce n’est pas évident. Si on n’est pas tombé dans la marmite petit, si on n’est pas un très bon élève, on va se trouver dans des situations très étonnantes où, d’une part, le milieu social ne vous soutient pas et où, d’autre part, l’utilité des études est perçue comme faible. Il n’empêche que pour un élève, ce sentiment d’utilité est très difficile à construire. Et paradoxalement, plus vous êtes bon, plus l’utilité est forte, moins vous êtes bon, plus l’utilité est faible, mais cependant vous êtes obligé de jouer le jeu. En terme économique, c’est un phénomène inflationniste. L’école a produit plus de diplômes que la société n’en a besoin au niveau correspondant et donc, beaucoup d’élèves voudraient bien se motiver en termes utilitaires, mais la seule utilité c’est qu’ils doivent continuer un an de plus. On l’a tous dit à nos élèves : « À quoi ça sert ? À passer dans la classe supérieure ». Au moment où je dois choisir entre regarder le match de foot à la télé et faire mes devoirs, si je me dis que l’utilité c’est simplement passer dans la classe supérieure, qui me permettra de passer dans la classe supérieure, etc., jusqu’à un terme dont je n’ai à peu près aucune idée, il faut bien admettre que, si je suis rationnel, je n’ai pas de raison très forte d’être motivé.

Certaines formations disent aux élèves : « si tu les fais tu ne gagnes rien, si tu ne les fais pas tu perds ». Imaginez que l’on vous dise, si vous faites votre boulot on ne vous paie pas, si vous ne le faites pas c’est vous qui payez. On a une économie des diplômes d’un côté, une économie économique de l’autre, et beaucoup d’élèves se trouvent rationnellement dans un déficit de motivation très fort. Pour faire un instituteur dans les années soixante, il fallait dix-huit ans si l’on embauchait directement, ou dix-neuf s’il y avait passage par l’école normale. Aujourd’hui il faut le bac, plus un DEUG, plus une licence, plus une année de préparation au concours, en général il en faut deux pour entrer, plus deux ans de formation ; le coût d’entrée s’est à la fois éloigné et accru.

 

L’intérêt intellectuel

Troisième dimension de motivation des élèves : la motivation intellectuelle. C’est la motivation essentielle : « moi j’aime bien quand le cours me permet de me sentir plus intelligent ». Il y a une motivation intrinsèque, l’élève est intéressé par la connaissance elle-même. Le problème est que cela passe par un médiateur très particulier, l’enseignant. Le très bon élève est capable de distinguer la matière de l’enseignant. « J’aime les maths mais le prof de maths est un sale type ». Mais c’est très dur et réservé aux plus grands. En général c’est « j’aime le prof de maths, donc j’aime les maths, si vous changez le prof, j’aime plus ». Ceci est très compliqué pour les gamins ; à partir de la classe de première ou terminale, ils font cette disjonction. Mais avant ce n’est guère possible et l’enseignant se retrouve donc très fortement sur le devant de la scène.

L’intérêt intellectuel se heurte aussi à l’organisation scolaire des savoirs qui repose sur un malentendu. Les élèves pensent que les enseignants et les cours donnent des réponses à des problèmes dont on ignore les questions. On apprend les réponses, mais en réalité on ne sait pas du tout à quel problème cela renvoie.

La massification a changé complètement la nature de l’école. Il faut bien comprendre que l’école de masse n’est pas l’école d’avant en plus gros, c’est une autre école (c’est moi qui souligne, F. L.). De la même manière qu’une grande entreprise sidérurgique n’est pas une forge de village en plus gros. Une des difficultés que nous avons dans notre pays, c’est que ce changement, nous l’avons presque tous voulu et nous avons un mal fou à l’assumer.On aurait aimé que le lycée où 60 % d’une classe d’âge passe le baccalauréat soit simplement six fois plus gros qu’un lycée qui conduisait 10 % des élèves au bac. Ce n’est pas possible. Ce sont d’autres élèves, et ces élèves ne sont plus programmés, ne sont plus dans un jeu d’utilité, ne sont plus dans un jeu d’intérêt intellectuel qui garantit leur motivation. Leur motivation, ou leur silence, on y reviendra, car il n’est pas évident que les élèves « d’avant » étaient si motivés, mais ils avaient en tout cas la motivation minimale qui consistait à ne pas déranger le rite scolaire. Les élèves ne sont plus des « croyants ».

Pour un enfant de milieu populaire des années cinquante, les études étaient la seule manière de s’ouvrir au monde, de devenir plus « intelligent ». L’école était le seul endroit où il pouvait voir plus loin que son quartier, que sa rue, que sa famille, que sa classe sociale. Ce qui fait que, pour beaucoup d’élèves, l’histoire, la géographie, la physique, les sciences, c’était de la poésie pure, parce qu’elles vous sortaient de votre monde. Aujourd’hui, vous êtes dans un monde qui est lui-même très ouvert et peut donner le sentiment d’accéder à un univers très large par la télé, les médias, etc. Ceci provoque un déficit « structurel » de motivation chez les élèves et, donc, l’école doit faire plus et mieux.

 

Le cas du collège

Le collège est l’endroit où le problème des motivations se pose avec le plus d’acuité. L’école élémentaire, ça n’a pas beaucoup changé, parce qu’on reste dans un monde où l’autorité du maître et l’amour des parents constituent le principe essentiel de motivation. Par exemple je demandais à des élèves de CM2, « qu’est ce que c’est qu’un bon élève ? » et des élèves répondaient : un bon élève c’est quelqu’un qui est propre, qui est gentil, qui est mignon et que le maître aime bien. Ils ne vous disent pas : c’est un élève qui a les meilleurs notes. C’est vraiment l’adhésion complète au monde des adultes.

Le grand problème apparaît au collège parce qu’on s’y heurte à l’adolescence ; autrefois aussi les professeurs n’aimaient guère faire classe en cinquième et en quatrième parce que c’est le moment où les petits enfants deviennent des grandes personnes et sont désagréables. Il faudra s’y faire. C’est très difficile par exemple de mettre ensemble des garçons et des filles en leur disant de s’intéresser uniquement aux mathématiques. L’adolescence crée du désordre et c’est ainsi. Il y a un autre problème, celui du non choix qui a présidé à la formation du collège unique.

Quand René Haby a créé le collège unique en 75, il a dit : « le collège unique est l’héritier de l’école élémentaire républicaine dans lequel tous les enfants de France feront leurs études ». Et puis il a dit : « il va de soi que le collège unique sera le collège qui développera la grande culture qui a toujours fait la fierté de nos lycées ». Donc il a dit : tous les enfants y vont comme à l’école élémentaire, mais le modèle pédagogique et culturel sera celui du lycée, c’est-à-dire celui qui était réservé à 10 % d’élèves triés. Le choix aussi était : est-ce qu’on donne le collège aux instits ou est-ce qu’on le donne aux profs ? On a fait le choix de le donner aux profs, pour des raisons purement politiques et pour des raisons plus honorables, celles d’élever le niveau. Mais cette ambivalence a rendu le collège invivable car déchiré entre deux objectifs : celui de scolariser tous les élèves tels qu’ils sont et celui de les faire entrer dans une culture scolaire complètement définie par le lycée. Quand un élève de cinquième vous demande pourquoi il apprend ce qu’il apprend, c’est pour aller en quatrième et ainsi de suite pour passer un bac S, pour aller en classe prépa et pour entrer à Polytechnique. Ce qui concerne un élève sur 10 000 à peu près. La logique des programmes est ainsi faite. Évidemment on comprend très bien pourquoi les élèves deviennent un peu fous et, j’ai envie de dire, souvent les profs aussi. Parce que ce n’est pas tenable. Le problème de motivation devient complètement pathologique puisque, d’une part, ce sont des adolescents difficiles à motiver en tant que tels et puisque, d’autre part, on les met dans un système qui est lui-même dans la même ambivalence, dans la même ambiguïté que le sont les adolescents.

Bien sûr on travaille, les résultats ne sont pas si mauvais, on fait ce qu’on peut. On finit par avoir des collèges qui ressemblent à d’anciens petits lycées et d’autres qui ne sont des collèges que parce que la loi le dit. Le collège est largement intenable et il faudrait un jour qu’on choisisse : soit on remet un examen d’entrée en sixième ou une sélection en fin de cinquième – et alors qu’est-ce qu’on fait des morts ? –, soit on définit un programme et une culture pédagogique qui sont ouverts à tous les élèves. L’hétérogénéité des élèves paraît insupportable au collège, mais les élèves sont tout aussi hétérogènes dans l’école élémentaire où cela ne choque personne. Au collège, le niveau d’intérêt pour les études, les disciplines, le goût pour la vie scolaire décroissent mécaniquement de la sixième à la troisième chez tous les élèves. Souvent, les bons élèves de collège ne s’intéressent pas plus à leurs études que les mauvais, sauf qu’ils les font comme un employé rituel fait son travail. Ce n’est pas scandaleux, mais c’est très ennuyeux pour l’école.

  

L’école était une institution

Ce changement de nature des élèves est lié à un changement beaucoup plus profond de la nature de l’école elle-même. Mon hypothèse, qui peut apparaître comme une provocation, est en fait très sérieuse. C’est que je crois que l’école, notamment l’école française, a été fabriquée comme une église au 19e siècle. Quand la France républicaine a construit une école, elle a construit son école contre l’église, contre l’influence de l’église sur l’esprit des enfants, et elle a repris le modèle de l’église, ce que j’appelle le programme institutionnel. C’est-à-dire que l’on a chassé Bossuet et Dieu, on a mis Kant et la science mais, pour le reste, on a gardé le modèle, le programme de l’institution. Le programme étant défini ici dans un sens informatique c'est-à-dire ensemble d’opérations nécessairement liées, ensemble fonctionnel d’opérations dont le contenu peut varier mais dont la structure, elle, ne bouge pas. Ce programme on peut le définir de la manière suivante. En haut l’institution était sacrée ; dans l’institution religieuse il y avait le dogme, le rite, la transcendance ; dans l’institution scolaire il y avait la science, le progrès, la nation, ce n’était pas religieux, mais c’était tout aussi sacré. L’instituteur est tout aussi sacré que le prêtre. Les instituteurs, jusque dans les années 50, étaient formés exactement de la même manière que les séminaristes. Dans ce monde sacré, la science ne se discute pas, la raison ne se discute pas, la nation ne se discute pas et cette école est faite pour développer la science, la raison, la nation. L’avantage de ce système sacré, c’est que l’enseignant bénéficie d’une autorité sacrée, et c’est très important car dans ce système l’enseignant est comme le prêtre dans l’église.

L’enseignant est défini par sa vocation. Quand vous vous adressez à un catholique, il peut vous dire : le curé du village est un type médiocre, vaguement paillard, pas très honnête, pas très malin, mais, quand il dit la messe, il incarne la présence de Dieu sur terre. L’enseignant était dans un système de ce type. Il était comme il était mais, en tant qu’enseignant, il incarnait quelque chose de sacré et de supérieur à lui. Mon instituteur pouvait me dire une phrase qui m’a longtemps troublé, « si tu ne me respectes pas en tant que personne, respecte ce que je représente ». Et je sentais bien confusément qu’il représentait quelque chose. L’enseignant s’appuyait sur une autorité incarnant autre chose que lui-même. Il n’avait pas à rendre compte de ce qu’il faisait. L’inspection est une manière de s’assurer de la conformité aux normes une fois tous les sept ans, mais en réalité pour l’essentiel, l’enseignant ne doit rendre compte qu’à lui-même dans ce système, comme le prêtre n’a à rendre compte qu’à lui-même, qu’à sa conscience, qu’à sa vocation.

Comme l’église, cette école était un sanctuaire, c'est-à-dire un endroit préservé des désordres et des passions. Les passions c’était simple : les petits garçons d’un côté, les petites filles de l’autre, jusqu’au bac. Les professeurs mâles étaient généralement tenus à distance des établissements de filles. Les dames, n’ayant pas de sexe pendant très longtemps, pouvaient enseigner aux petits garçons. Mais pas l’inverse ! Je ne vous parle pas du foulard islamique, je vous parle de la France des années 60 qui fabrique des réacteurs nucléaires et des Concorde, la France du Général De Gaulle et du parti communiste. Protégée des passions, elle est aussi protégée des intérêts du monde ; l’école française est une école où les parents ne vont pas. C’est une école où chaque fois qu’une discipline est supposée avoir une utilité pratique, elle est en bas de la hiérarchie des prestiges scolaires. En 1902, quand on a fait la première réforme des lycées, on a fait monter, cela vous concerne évidemment, les maths et la physique. Ça a été un tollé ! Parce que en haut c’était le grec et le latin. Le grec au dessus du latin, car le grec ancien n’a guère d’utilité sociale directe, sauf pour les professeurs de grec. On a fait monter les maths mais vous savez comme moi que, quoi qu’on en dise, les maths, c’est mieux que la physique, c’est mieux que la chimie, qui sont mieux que les sciences naturelles… En bas il y a la technologie qui pourrait directement servir. On est dans une structure du sacré. Il y a ce qui développe l’esprit et il y a ce qui est socialement utile. Évidemment cette hiérarchie est aussi une hiérarchie de classes sociales.

Le dernier élément de ce modèle, qui est une très belle croyance bien plus lourde que l’école républicaine, voire que l’église, c’est l’idée selon laquelle la soumission d’un enfant à une discipline objective va le libérer. C’est Pascal qui disait cela très justement. Vous connaissez le pari de Pascal qui conclut au bout d’un calcul de probabilité sur l’intérêt de croire à l’existence de Dieu. Et dès lors la question se pose à Pascal : « mais comment croire ? », parce que croire est un mouvement de l’âme, c’est un sentiment, c’est une émotion. La réponse de Pascal est connue de tous: « priez et abêtissez-vous, la foi viendra par surcroît ». Soumettez-vous à la discipline des rites et vous finirez par devenir libre, par croire. Ce ne sont pas des histoires de curé. C’est un modèle pédagogique qui a été très fort ! Apprends tes leçons, apprends tes théorèmes et, tu verras un jour, tu deviendras un esprit autonome, moral, éthique. Je me souviens d’élèves qui me disaient : « moi j’aime beaucoup les maths parce qu’elles ont une valeur morale, on ne peut pas tricher, on est comme aux échecs. On ne peut pas dire, j’ai perdu la partie d’échecs parce que l’arbitre, le terrain, … C’est moi qui ai perdu. » Il y a cette idée selon laquelle en soumettant l’élève à une discipline rationnelle, on va le libérer. C’est cela le thème de l’école libératrice.

 

Le déclin de l’institution

Quand on reprend ces quatre éléments, aucun d’entre eux ne tient plus depuis 30 ans. Pas à cause de l’ultra-libéralisme, etc., mais parce que la modernité qui a construit ce modèle y a aussi mis les gènes de sa destruction. Le privilège du sacré sur l’école décline. Quelques intellectuels y voient une décadence sauf que, dans une école de masse, l’utilité des diplômes devient un problème essentiel, sauf que nous savons que les principes sacrés auxquels nous croyons, auxquels je crois, sont contradictoires entre eux. Il y a trente ans l’instituteur aurait dit « liberté, égalité, fraternité, c’est la même chose ». Aujourd’hui, si on vous demande « est-ce que la liberté, l’égalité, la fraternité c’est la même chose ? », vous direz on aime tout autant la liberté, l’égalité, la fraternité, mais on sait tous que, si on joue la liberté, on n’aura certainement pas l’égalité et que, si on joue l’égalité, on n’aura probablement pas la fraternité, etc.

Nous sommes dans ce que les sociologues appellent depuis deux siècles « le désenchantement du monde ». Au fond l’école a été sacrée comme l’église et puis elle se désacralise à son tour. C’est la tragédie de la modernité. En quoi est-ce tragique ? On ne peut pas faire autrement que de vivre ces contradictions. Évidemment l’idée de la vocation dans laquelle l’enseignant est identifié à des principes sacrés ne cesse de décliner. Aujourd’hui, enseigner est moins une vocation qu’une profession. Et l’autorité du maître est moins fondée sur le fait qu’il incarne du sacré que sur le fait qu’il est capable de construire lui-même son autorité. Et il la construit sur trois grands principes : il est soutenu par une organisation, un règlement, il la construit parce qu’il est lui, parce qu’il a du charme, il l’impose parce qu’il est efficace pour atteindre les objectifs de réussite. Quand vous n’êtes plus soutenu par tout le fatras des institutions, du sacré, vous êtes un peu comme le prêtre qui quitte l’ordre régulier pour devenir le prêtre ouvrier, qui va parler à des gens qui ne sont pas forcément disposés à croire, et donc le charme ça compte. Au bout du compte, l’autorité du maître n’est plus fondée sur autre chose que sur elle-même. Elle peut être soutenue par une organisation mais elle n’a plus cette dimension sacrée.

Pour dire les choses autrement, dans le programme institutionnel, l’individu est derrière son rôle et c’est son rôle qui travaille, lui est derrière son rôle ; il arrive et il dit : « sortez vos cahiers, je dicte » et, s’il fait le prof, il a de grandes chances que les élèves fassent les élèves. Aujourd’hui, à l’exception des bonnes classes des bons lycées, si vous faites cela il ne se passera rien, vous le savez et donc il va falloir construire la relation pédagogique avant même que de faire la classe. Ce qui est épuisant, traumatisant parce que, quand ça marche, c’est délicieux, et, quand ça ne marche pas, c’est atroce…

Troisième changement, le sanctuaire évidemment ne tient plus. Cela je l’ai déjà longuement développé. Quand vous êtes dans une école de masse, il n’y a plus de sanctuaire. Ce qui ne veut pas dire que l’école ne doit pas être un sanctuaire mais, en tout cas, le sanctuaire tel qu’il était prévu ne marche plus. Quand vous accueillez 80 % d’une classe d’âge, vous ne pouvez pas dire aux élèves : « l’adolescence, dehors ». Quand je passais le bac, j’étais fan des Beatles, des Stones, j’avais monté comme tous les gamins de mon âge un groupe de rock, la grande affaire c’était les surboums, et l’adolescence existait dans les années 60, elle existait même beaucoup. Mais, au lycée, il allait de soi que l’adolescence restait à la porte. Nous étions 12 % d’une classe d’âge. Quand vous êtes à 80 %, ce n’est plus la peine d’imaginer que les problèmes d’emploi ne rentrent pas. Ce n’est plus la peine d’imaginer que les problèmes d’ethnie ne rentrent pas, que les problèmes de culture ne rentrent pas. L’école a donc le sentiment d’une sorte d’envahissement, de crise. Enfin, plus personne ne peut penser avec la même bonne foi que la soumission à une règle universelle est la seule manière d’être soi-même et d’être libre. Dans notre vie personnelle, on le croit de moins en moins. On serait bien disposé à le croire pour ses élèves, mais pas pour ses enfants. Vos enfants, vous considérez et vous avez raison, qu’ils ont une personnalité, que celle-ci doit être reconnue, qu’il faut que cette personnalité s’épanouisse, qu’elle ne peut pas s’épanouir contre la société mais que la société n’a rien à lui imposer, en tout cas qui se fasse contre elle. Dans le monde religieux, il y a bien longtemps que l’église essaie de répondre à une demande de foi alors qu’autrefois elle imposait un dogme d’en haut. Aujourd’hui, quand vous regardez le fonctionnement réel des religions, ce sont des institutions qui répondent à des demandes.

 

Les épreuves subjectives des enseignants et des élèves

Ce qui fait que les élèves n’étant plus ce qu’ils étaient d’un côté et l’école s’étant profondément transformée de l’autre, on est dans un espace où la motivation devient une affaire essentielle parce qu’il faut que les acteurs de l’école construisent les règles et les principes de motivation que ni l’institution d’un côté, ni les élèves de l’autre ne garantissent comme allant de soi. Ce qui fait que le métier d’enseignant est vécu comme étant de plus en plus difficile, stressant, menaçant, épuisant. Les enseignants travaillent de moins en moins, de moins en moins de semaines et d’heures (affirmation à notre sens totalement inexacte au moins quant aux enseignants de mathématiques ! NDLR) et c’est un métier de plus en plus épuisant. C’est exactement la même chose chez les infirmières, c’est exactement la même chose chez les travailleurs sociaux, c’est exactement la même chose dans tous les métiers de relation puisqu’on ne peut plus dire « je viens, je fais mon cours, je m’en vais », les élèves dormiront ou écouteront mais, en tout cas, je ferai mon cours. Ça n’est plus possible. C’est très étonnant, au fond on est dans des sociétés où les cadres institutionnels n’assurent plus et donc ce sont aux acteurs d’assurer. Ce qui est vécu par les enseignants comme une violence. Parce que c’est fatigant, parce que c’est épuisant, parce que c’est injuste, parce que c’est stressant, parce que c’est souvent délicieux, mais vous savez comme moi que la norme d’une salle des professeurs est celle de la plainte ; celui qui arriverait en disant « j’ai eu la seconde truc, c’était bien, ils sont adorables, ils travaillent bien, etc. », il y a quand même des chances qu’on lui fasse remarquer qu’il se vante, que ce n’est pas vrai, qu’il est démagogue. Ce qui ne veut pas dire que c’est un monde de méchants, mais collectivement il n’est pas si sympathique parce qu’il est devant cette espèce de menace croissante, de sentiment de chute. Ce n’est plus la peine de croire que la motivation viendra du ciel, ce n’est plus la peine de croire que le ministre pourra décréter qu’à partir de demain on travaille. Rétablir l’ordre, je crois qu’on peut le faire en mettant des pions, mais rétablir la motivation et l’autorité, ce n’est pas aussi facile car la plupart d’entre nous ne seraient pas disposés à en payer le prix.

Je voudrais dire que pour les élèves c’est aussi extrêmement difficile. Pourquoi ? Parce que d’une part les élèves vous di-sent « je dois me motiver », mais en même temps les élèves se sentent menacés comme individus. Nous sommes dans une école démocratique de masse ce qui veut dire que nous pensons de plus en plus que tous les élèves sont égaux, du moins que les élèves sont ontologiquement égaux, c’est-à-dire qu’ils ont tous le droit d’espérer et d’entreprendre. De ce point de vue, notre école est assez profondément démocratique. Tout le monde a le droit de prétendre. Mais plus tout le monde a le droit de prétendre, plus en même temps cette école, ce qui est normal pour une école, hiérarchise, range, classe, relègue, crée un ordre, une hiérarchie scolaire. Donc, pour les élèves, l’école c’est l’endroit où je suis traité comme l’égal de tous et où je vais faire l’épreuve de mon inégalité. Pendant très longtemps cette épreuve n’était pas très cruelle parce que, avant d’aller dans l’enseignement secondaire, la plupart des « inégaux » ne jouaient plus. Aujourd’hui on met les élèves dans les mêmes conditions ; comme à Roland Garros, les terrains sont les mêmes, les balles sont les mêmes. les règles sont les mêmes, on joue et que le meilleur gagne. Alors pour les élèves qui réussissent, bien ou moyennement, c’est un système assez paisible : mes résultats ne contredisent pas profondément mon égalité. Le problème se pose évidemment pour le tiers d’élèves qui ne réussissent pas. Autrefois ces élèves qui ne réussissaient pas les études, d’une part, n’y allaient pas et, d’autre part, étaient toujours capables d’accuser des forces sociales : « c’est la faute au capitalisme ». Dans les années 50, les ouvriers vous disaient « moi je suis aussi intelligent que les autres, mais nous les ouvriers on ne faisait pas d’études ». Donc mon égalité fondamentale était préservée, si j’avais fait des études, j’aurais été aussi bon que les autres, mais nous on n’en faisait pas. Ou : « nous les filles on ne faisait pas d’études, on cherchait un mari ». Mais quand vous êtes obligés de jouer et que vous perdez, là il y a un gros problème. Les élèves développent un certain nombre de stratégies. D’abord il y a une stratégie très intéressante à laquelle je vous demande d’être attentifs : c’est de ne plus jouer. Au fond quand vous jouez à un jeu où vous perdez toujours, il y a une manière de garder votre dignité c’est de ne pas jouer. Et je crois qu’il y a des élèves qui arrêtent de travailler, j’en ai vu, qui arrêtent de travailler d’une manière froide et déterminée de façon que les échecs scolaires ne mettent pas en cause leur dignité. Je prends un exemple très simple : j’ai un devoir de maths, je le fais, je le bâcle, j’ai deux. Le professeur me dit : il faut travailler. Je travaille j’ai quatre. Je passe un dimanche, … j’ai six. La rationalité, c’est de ne pas rendre le devoir de maths. J’ai zéro mais le zéro que j’ai décidé d’avoir, moi, maintient mon égalité, voire me donne un certain prestige parce que j’ai eu du courage auprès de mes camarades, alors que le six m’enfonce, me « tue », m’humilie, … Et le professeur sait très bien que lorsqu’il dit manque de travail, manque d’attention, c’est du vent et l’élève sait que c’est du vent, mais il y a une fiction à laquelle on s’efforce de croire. On sait bien que ce n’est pas vrai, parce que c’est plus compliqué que cela le travail scolaire. Donc vous avez des élèves qui disent « j’arrête ». C’est ce que l’on appelle « l’exit ».

Il y a aussi des choses plus amusantes, celles que les élèves appellent les situations « Canada Dry ». Le professeur fait semblant de faire la classe, les élèves font semblant d’y aller, mais les uns et les autres savent qu’on ne travaille plus, mais qu’on tient le décor. Pourquoi cela serait-il scandaleux ? Les élèves disent « c’est une sorte de droit syndical ». On est à l’heure, on fait ce qu’il demande, évidemment subjectivement on n’investit rien, et les élèves qui ne sont pas idiots font remarquer qu’après tout, pour les professeurs, c’est pareil. Certains font leur cours et, à la fin de l’année, ils ne se souviennent même pas du nom des élèves, et cependant ils touchent leur salaire, etc. Bien sûr ceci ne concerne aucun d’entre nous ici (rires), mais il peut y avoir des situations qui se vident, il n’y a plus que la coquille de la situation.

Deuxième stratégie, qui n’est pas une stratégie, c’est la destruction de l’élève. Souvent ce sont les filles qui sont affectées par l’anorexie, la boulimie, la dépression, la prise de médicament parce qu’elles ne supportent plus cette mise en inégalité permanente ; donc je suis bête, je suis idiot, idiote, etc. Généralement cela ne dérange guère l’institution ; ces élèves jouent le jeu, ils s’effondrent mais pas de désordre.

La troisième réaction, c’est la violence qui consiste à dire « je vais invalider le jugement scolaire qui m’invalide ». Je ne parle pas du trafic de drogue ou du vol de trousse dans les établissements, je parle de la violence contre l’école. Ce sont des violences que je ne justifie pas, mais ce sont des élèves qui disent : « une des manières de garder ma dignité, mon estime de moi-même, c’est d’agresser ceux qui m’ont invalidé ». Alors, il suffit d’un dérapage et il y a une montée aux extrêmes. Beaucoup d’élèves ont le sentiment qu’ils sont dos au mur. C’est l’histoire des élèves qui agressent leurs camarades qui travaillent bien parce que, s’il y a des gens dans le quartier défavorisé qui travaillent bien, ça veut bien dire qu’on ne peut pas tout expliquer par nos conditions sociales. Donc si personne ne travaille bien alors, au moins, on garde notre dignité. Mais s’il y en a dix qui travaillent bien dans la classe, ça veut dire qu’on est des nuls. Donc il ne faut pas qu’ils travaillent bien. Ce système est devenu violent pour les enseignants et pour les élèves. Pour les enseignants, on sait qu’il est devenu violent parce que il y a un accès aux médias, il y a des syndicats, il y a des associations. Je voudrais dire que les élèves ne sont pas tous des délinquants, mais que bien des élèves ressentent ce système comme extrêmement violent. Quand on demande aujourd’hui aux élèves ce qui les heurte à l’école, ils disent c’est le mépris. Ils ne disent pas c’est la discipline, il ne disent pas que les professeurs sont méchants, ils disent que c’est un système qui marche au mépris. On est dans une mauvaise classe, dans un mauvais lycée, on est sans cesse en dessous de ce que le système fixe comme norme. Et le mépris vient de que l’on n’est jamais conforme à l’égalité de réussite qui nous été insufflée ou qui nous a été donnée comme héritage quand on arrive à l’école.

 

Quelques pistes

Dans ce système, ce n’est pas la peine de croire que l’on refera une église. Alors, si on admet mon raisonnement, il faut en tirer quelques conséquences pratiques. Le problème devient de savoir comment aider les enseignants et les élèves à construire quelque chose ensemble sachant que ça ne sera plus dans cette représentation « théologique » de la relation. Sur le collège, il faudrait trancher, je crois que le collège est un endroit qui rend fou et qu’il faudrait choisir. Si on fait un collège vraiment unique, c’est-à-dire dont l’objectif est de donner la culture commune que tout le monde attend de tous les élèves, ceci a des conséquences pratiques, pédagogiques. Moi je suis pour le SMIG. Je ne vois pas d’ailleurs comment je serais pour le SMIG en termes économiques, et dire que dans le monde scolaire c’est une régression.

Je crois qu’il y a à réfléchir aussi de manière plus philosophique. Je pense évidemment que l’égalité des chances est indépassable. L’égalité des chances vise à créer des inégalités justes selon une fiction dans laquelle des acteurs égaux engendrent des inégalités qui résultent de leur vertus et de leur travail. Je crois que cette fiction doit être maintenue parce qu’elle est indépassable dans une société démocratique comme la nôtre mais il faut quand même en mesurer les difficultés. C’est que c’est un système d’une très grande cruauté parce que si on s’imagine que l’école crée des inégalités justes, on n’a plus aucun devoir moral ou social à l’égard des vaincus. Et notre école est très cruelle parce qu’elle sélectionne par l’échec, sur la base des incompétences. Si on considère que l’école est juste, ce n’est plus une injustice.

Donc je crois qu’il va falloir que l’on réfléchisse sérieusement à la fois à la défense de l’égalité des chances et à la construction d’autres sphères de justice. On peut imaginer par exemple qu’une des manières d’affaiblir la violence de l’égalité des chances serait un peu de justice distributive. Mais l’exemple des ZEP montre que ce n’est pas très efficace même si, philosophiquement, c’est bien car il faut savoir que le système scolaire donne toujours plus de moyens aux plus favorisés. Un élève de classe préparatoire coûte trois ou quatre fois ce que coûte un élève de DEUG ; il est issu d’un milieu social plus favorisé, il coûte plus cher, et à la fin il aura des positions infiniment supérieures. Nous sommes donc encore très loin d’une justice distributive puisqu’on donne plus à ceux qui ont plus.

On pourrait aussi avoir un raisonnement à la Rawls : un système crée des inégalités justes tant que la création de ces inégalités améliore le sort des plus défavorisés. On peut créer des inégalités scolaires à condition que ces inégalités n’aient pas pour solde le mauvais traitement voire l’effondrement des plus faibles. Et puis on pourrait dire que la justice consiste à séparer les sphères de justice, c’est-à-dire les domaines dans lesquels les élèves sont jugés (performances, attitudes, discipline, travail, …), qu’il faut avoir conscience de la cruauté du jeu pour les élèves et pour les enseignants et qu’il faudrait introduire ce que les féministes américaines appellent de la sollicitude, de la compassion, c'est-àdire savoir que le jeu est cruel et faire que les enseignants et les élèves soient soutenus, aidés, non méprisés, que la difficulté soit reconnue comme telle et que l’on ne laisse pas les professeurs dans leur solitude et leur stress d’un côté, et les élèves dans leur mépris d’eux-mêmes et leur violence de l’autre.

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