(Deux) Un mathématicien(s) au HCE

Finalement Laurent Lafforgue a été obligé de démissionner après avoir envoyé le mail suivant à Mr Racine... (ceci dit, on se demande comment Jacques Chirac a pu le nommer...)

Le mercredi 16 novembre 2005
Monsieur le Président du HCE,
Je vous remercie de votre message ci-dessous qui nous donne l'ordre du jour de la prochaine réunion. Je ne peux m'empêcher de réagir sur certains points qui me plongent dans le désespoir.

Le principal est le suivant :
- appel aux experts de l'Education nationale : Inspections générales et directions de l'administration centrale, en particulier direction de l'évaluation et de la prospective et direction de l'enseignement scolaire,
Pour moi, c'est exactement comme si nous étions un "Haut Conseil des Droits de l'Homme" et si nous envisagions de faire appel aux Khmers rouges pour constituer un groupe d'experts pour la promotion des Droits Humains.

Je m'explique : depuis un an et demi que j'ai commencé à m'intéresser sérieusement à l'état de l'éducation dans notre pays - en lisant tous les livres de témoignage d'instituteurs et de professeurs que j'ai pu trouver, en recueillant systématiquement tous les témoignages oraux ou écrits d'enseignants avec qui je peux être en contact, en interrogeant moi-même des jeunes pour jauger ce qu'ils savent ou ne savent pas - je suis arrivé à la conclusion que notre système éducatif public est en voie de destruction totale.
Cette destruction est le résultat de toutes les politiques et de toutes les réformes menées par tous les gouvernements depuis la fin des années 60. Ces politiques ont été voulues, approuvées, menées et imposées par toutes les instances dirigeantes de l'Éducation Nationale, c'est-à-dire en particulier: les fameux experts de l'Education Nationale, les corps d'Inspecteurs (recrutés parmi les enseignants les plus dociles et les plus soumis aux dogmes officiels), les directions des administrations centrales (dont la DEP et la DESCO), les directions et corps de formateurs des IUFM peuplés des fameux didacticiens et autres spécialistes des soi-disant "sciences de l'éducation", la majorité des experts des commissions de programmes, bref l'ensemble de la Nomenklatura de l'Education Nationale. Ces politiques ont été inspirées à tous ces gens par une idéologie qui consiste à ne plus accorder de valeur au savoir et qui mêle la volonté de faire jouer à l'école en priorité d'autres rôles que l'instruction et la transmission du savoir, la croyance imposée à des théories pédagogiques délirantes, le mépris des choses simples, le mépris des apprentissages fondamentaux, le refus des enseignements construits, explicites et progressifs, le mépris des connaissances de base couplé à l'apprentissage imposé de contenus fumeux et démesurément ambitieux, la doctrine de l'élève "au centre du système" et qui doit "construire lui-même ses savoirs". Cette idéologie s'est emparé également des instances dirigeantes des syndicats majoritaires, au premier rang desquels le SGEN.

Tous ces gens n'ont aujourd'hui qu'un but : dégager  leur responsabilité et donc masquer par tous les moyens la réalité du désastre. J'avoue ne pas savoir s'ils étaient de bonne foi ou bien s'ils ont délibérément organisé la destruction de l'Ecole.
Je ne sais pas non plus lesquels parmi eux - une minorité de toute façon - n'ont pas participé à la folie collective ni lesquels y ont participé mais se rendent compte aujourd'hui des conséquences dramatiques des erreurs accumulées depuis des décennies et seraient prêts à repartir dans une meilleure direction. A priori, j'ai la plus extrême défiance envers tous les membres de la Nomenklatura de l'Education Nationale.

Pour se rendre compte de la réalité de la situation où nous sommes, je conseille très vivement à tous les membres du HCE de lire les ouvrages suivants qui sont des témoignages d'instituteurs et de professeurs (je les ai tous lus intégralement ainsi que d'autres) :
Marc Le Bris:
"Et vos enfants ne sauront pas lire...ni compter" (Stock, 2004) (témoignage d'un instituteur de campagne tranquille sur sa pratique confrontée à toutes les absurdités que l'institution impose par tous les moyens depuis des années). Un livre de pur bon sens de la première à la dernière ligne. Je pense que Marc Le Bris devrait figurer au premier rang parmi les experts que nous pourrions choisir.

Rachel Boutonnet :
"Journal d'une institutrice clandestine" (Ramsay, 2003) (journal tenu chaque jour par une stagiaire d'IUFM sur la façon dont on prétendait la former, puis première expérience d'institutrice)
Dans ce livre, j'ai constaté avec intérêt que parmi toutes les formations d'IUFM que cette stagiaire a subies, la seule où on lui ait parlé du contenu de la discipline est en mathématiques. C'est une consolation, mais assez maigre.

Fanny Capel :
"Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école?"(Ramsay, 2004) (témoignage d'une jeune agrégée de lettres modernes, fille d'ouvriers, enseignant en lycée et collège "bien famés" de quartiers favorisés)
Où l'on apprend que même dans les lycées "bien classés" dans tous les palmarés des journaux une grande proportion des élèves ignorent par exemple en quel siècle a vécu Victor Hugo...

Elisabeth Altschull :
"L'école des ego : contre les gourous du pédagogiquement correct" (Albin Michel, 2002)
(témoignage d'une "réfugiée scolaire": alors que ses parents étaient américains, sa mère avait choisi de l'amener en France quand elle était enfant - il y a une quarantaine d'années - pour qu'elle y trouve un enseignement de qualité. Elle se désespère de voir l'Éducation Nationale française s'engager depuis des décennies dans le chemin de médiocrité de la majorité des écoles américaines.)

Evelyne Tschirhart:
"L'école à la dérive: ce qui se passe vraiment au collège" (Editions de Paris, 2004) (témoignage d'une enseignante d'arts plastiques en collège de quartier défavorisé)

Agnès Joste :
"Contre-expertise d'une trahison: la réforme du français au lycée"  (Edition des Mille et une nuits, 2002)
(lecture minutieuse par un professeur de lettres des textes du ministère de l'éducation)

Collectif "Sauver les lettres":
"Des professeurs accusent" (Textuel, 2001) (un manifeste humaniste contre les "ultraréformistes et ultrapédagogistes" qui ont pris le pouvoir à l'éducation nationale et organisent la destruction de l'instruction publique)

Guy Morel et Daniel Tual-Loizeau:
"L'horreur pédagogique: paroles de profs et vérité des copies" (Ramsay, 1999, épuisé mais qui doit pouvoir se trouver)

Jean-Paul Brighelli :
"La fabrique du crétin: La mort programmée de l'école" (Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2005)
C'est le dernier en date des livres de témoignage de professeurs, paru il y a deux mois. C'est un professeur de lettres (manifestement d'extrême gauche : il interprète la destruction de l'école comme l'effet d'un complot délibéré des classes dominantes "ultra-libérales". Cette interprétation est discutable, mais quand il dresse un constat de l'état de l'Ecole il sait de quoi il parle, et c'est ça qui est intéressant).

Je recommande aussi très chaleureusement les livres de Liliane Lurçat, une personne absolument extraordinaire et impressionnante (que j'ai eu l'occasion de rencontrer dernièrement après avoir lu ses livres et correspondu avec elle) qui a consacré toute sa vie à étudier les processus d'apprentissage des enfants dans les écoles primaires. Je recommande en particulier:

"La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs: la première cause de l'échec à l'école" (François-Xavier de Guibert, 2e édition, 2004)
"Vers une école totalitaire? L'enfance massifiée à l'école et dans la société" (François-Xavier de Guibert, 2e édition, 2001)
"Des enfances volées par la télévision: le temps prisonnier" (François-Xavier de Guibert, 3e édition 2004)

Mon avis personnel est d'ailleurs que, avec l'instituteur Marc Le Bris, Mme Lurçat est une personne que le HCE devrait faire figurer en priorité parmi les experts sur l'école primaire (bien qu'elle ait 77 ans et que j'ignore si elle accepterait). Je pense que personne en France n'a simultanément une telle connaissance concrète de l'école primaire et une telle qualité et profondeur de réflexion sur le sujet.

D'autre part, Mme Lurçat a grandi dans les années 30 dans un quartier pauvre peuplé très majoritairement d'immigrés de toutes origines. Elle peut rappeler ce qu'était à l'époque une école républicaine fréquentée principalement par des enfants d'immigrés et qui les intégrait, connaissance qui semble perdue aujourd'hui où pourtant elle serait bien nécessaire...

Je vous envoie également en fichier attaché un
rapport (hallucinant) rendu public il y a quelques jours par l'Association des Professeurs de Lettres (et disponible sur leur site).

J'ai écrit à l'un des auteurs pour lui demander quelle proportion des élèves était touchée par les phénomèmes que décrivait ce rapport. Je vous mets ci-dessous sa réponse:
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Monsieur,
Ces carences (lexique étique, syntaxe rudimentaire ou inexistante, ignorance de la grammaire de phrase) se sont généralisées ces dernières années et s'observent désormais chez la très grande majorité des élèves, vraisemblablement plus de 80% d'entre eux, et ce quels que soient leur milieu social et leur attitude en classe ; bien sûr, la situation, mauvaise en général, l'est à des degrés divers selon le niveau linguistique et culturel de la famille, mais c'est à l'oral plus qu'à l'écrit qu'appert cette différence. Le collège ne remédie nullement à ces déficiences, qui perdurent et parfois s'aggravent : on les retrouve au lycée et même dans les classes préparatoires (un collègue, qui enseigne le latin à des hypokhâgneux grands débutants, m'a récemment expliqué que ses élèves ne parviennent pas à analyser une proposition relative). En effet, à l'école primaire comme au lycée, les programmes assignent à la grammaire de phrase une place pour ainsi dire subsidiaire et la "doctrine" en vigueur (j'entends par là, au-delà des programmes, leurs documents d'accompagnement, les manuels qui s'en inspirent, les recommandations des inspecteurs et des formateurs d'IUFM) proscrit la pratique de l'analyse logique et de l'analyse grammaticale et fait la part belle à la "littérature pour la jeunesse", les classiques étant bannis des lectures que l'élève fait chez lui.
Je suis bien sûr à votre disposition pour toute précision qui vous
semblerait utile.
Bien cordialement,
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Ce rapport permet à lui seul de réaliser que les experts ou prétendus tels à qui a été confiée la rédaction des programmes de français sont tout simplement des cinglés (je pèse mes mots).
Il est impossible pour moi de comprendre comment ils ont pu chasser la grammaire de phrases (sujet, verbe, complément, etc.) et l'analyse logique pour les remplacer par des élucubrations du genre suivant (extraites du document d'accompagnement des professeurs en classe de troisième):

"L'étude des actes de parole est donc essentielle. Elle peut se décomposer en trois approches complémentaires : la dimension locutoire, c'est-à-dire le fait de produire des énoncés structurés, organisés et ayant un sens ; la dimension illocutoire, c'est-à-dire le fait de chercher à exercer une action sur autrui en lui parlant (l'interroger, lui donner un ordre, lui interdire de faire quelque chose, le convaincre ou le persuader.) ; la dimension perlocutoire, c'est-à-dire l'effet sur l'interlocuteur, qui répondra ou non à la question, qui exécutera ou non l'ordre.(.) Il est très important d'amener l'élève à prendre conscience de cette triple dimension des actes de parole, en particulier dans une optique de formation du citoyen."

Si l'ensemble des instances dirigeantes de l'éducation nationale ont pu confier la rédaction des programmes à de tels cinglés, ne pas s'apercevoir du caractère délirant de leurs préconisations et ne pas s'émouvoir des réactions de professeurs qui leur parvenaient, je ne vois qu'une seule explication possible: les instances dirigeantes de l'Éducation Nationale sont intégralement peuplées de fous irresponsables (ou criminels pour ceux, s'il en existe, qui auraient organisé la destruction de l'Ecole en toute connaissance de cause).

Ceci concerne le français, mais nous pouvons aussi parler des mathématiques.
Les concernant, je vous mets en fichier attaché la copie d'un message qui m'a été envoyé la semaine dernière par un enseignant (maître de conférence et remarquable chercheur) de l'une des "meilleures universités" de France. [Je ne peux reproduire ce message car il était confidentiel].
S'il vous reste la moindre notion de mathématiques, vous pouvez comprendre que ces étudiants de 2e année de DEUG de science dont la plupart vont "réussir" à leurs examens, donc vont passer en licence (et deviendront peut-être instituteurs ou professeurs), ont un niveau inférieur à celui qui, encore à mon époque (il y a vingt-cinq ans: une époque déjà dégradée par rapport à celle de mes parents), était celui du collège, et il apparaît qu'ils ne maîtrisent même pas ce qui normalement serait du ressort de l'école primaire. Or tous ces étudiants ont le bac (sinon ils ne seraient pas à l'université) et pour presque tous le "bac S" (le bac "d'élite" ou "sélectif" comme on dit dans les médias)...

Je vous mets enfin en copie un message que j'ai reçu hier matin d'un professeur de mathématiques de collège. [Ici encore, je ne peux reproduire le témoignage que ce professeur de collège m'avait fait parvenir à titre confidentiel.] Ce qu'il dit témoigne de la perte du sens d'un enseignement sérieux qui affecte aujourd'hui l'ensemble de notre système éducatif après avoir été provoquée depuis si longtemps par ses instances dirigeantes.

Si vous voulez encore d'autres témoignages, je peux vous en fournir à foison.
Pour ce qui me concerne, je suis donc totalement opposé à ce que nous nous en remettions aussi peu que ce soit aux experts de l'Education Nationale.
Je suis également très sceptique en ce qui concerne les experts étrangers (à l'exception peut-être de quelques pays asiatiques comme Singapour), car dans tout le monde occidental la dégradation de l'instruction est générale. La seule différence est qu'en France elle a été encore plus grande car nous sommes tombés de plus haut et car elle touche la totalité du système éducatif (du fait de la centralisation à la française qui impose partout les mêmes méthodes et les mêmes programmes délirants), contrairement aux Etats-Unis par exemple où, même si la moyenne est épouvantable, il existe de très bonnes écoles, principalement privées.
Jusqu'au milieu des années 60, je pense que les meilleurs systèmes éducatifs primaires et secondaires du monde étaient ceux de France, de Russie et d'Israël. En France, il n'a cessé de se dégrader depuis cette époque, à une vitesse de plus en plus grande. En Israël, d'après ce que je crois savoir, il y a eu une semblable dégradation mais une réaction énergique a commencé depuis quelques années: par exemple, des israëliens ont cherché les meilleurs manuels mathématiques existant dans le monde aujourd'hui, ils ont conclu que c'était ceux de Singapour et ils les ont traduits pour les rendre disponibles dans toutes les écoles israëliennes. (On pourrait donc éventuellement faire appel à des acteurs de ce redressement israëlien, par exemple Ron Aharoni.) Enfin, le système russe est resté très bon jusqu'à l'effondrement de l'Union Soviétique et depuis il se dégrade lentement (cette dégradation se faisant comme partout au nom du "progrès" ou de la "modernisation"). Néanmoins, le système russe encore aujourd'hui reste bien meilleur que celui de tous les pays occidentaux: je peux en témoigner en toute connaissance de cause en mathématique et physique. C'est pourquoi j'ai passé hier après-midi plusieurs heures à me faire expliquer par une dame russe professeur de français le fonctionnement détaillé du système d'éducation soviétique; j'ai pris beaucoup de notes et quand je les aurai tapées je vous les enverrai.
Voilà pour ce que je pense de l'étranger.

En ce qui concerne les syndicats majoritaires parmi les enseignants ou les parents d'élèves, tous (animés des plus louables intentions comme on peut imaginer) ont poussé à la roue dans la destruction de l'école, et je pense qu'on ne peut pas plus leur faire confiance qu'aux experts de l'EN. Le seul syndicat d'enseignants que je connaisse et qui me semble accorder une valeur prioritaire à l'étude, à la connaissance et au savoir est le SNALC. [Plus sans doute d'autres que je ne connais pas comme, me dit-on, le SAGES.]

Parmi les associations, je ne fais confiance qu'à celles qui ont vu le jour depuis un certain nombre d'années dans le but explicite de dénoncer la destruction de l'enseignement et de réfléchir aux moyens de le redresser. Ce sont en particulier:

le GRIP (Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes)
http://grip.ujf-grenoble.fr/
Sauver Les Lettres (SLL)
http://www.sauv.net/
l'Association des Professeurs de Lettres (APL)
http://www.aplettres.org/

A mon avis, c'est parmi les membres les plus actifs de ces associations (dont maintenant je connais bien un certain nombre) qu'il faudrait recruter des experts. Je serais en mesure de proposer au HCE une liste d'experts dans toutes les disciplines en qui j'ai une grande confiance parce que tous sont des professeurs qui depuis des années se sont engagés pour le sauvetage de l'École et son redressement et ont réfléchi en profondeur aux problèmes posés.
Pour moi, la question de départ qui est posée au HCE est la suivante: Voulons-nous nous voiler les yeux, ne pas voir l'état dans lequel se trouve l'Éducation Nationale et confier l'élaboration des avis qui nous sont demandés aux mêmes experts et responsables dont les politiques ont conduit au désastre actuel?
Dans ce cas, autant vaudrait ne pas avoir créé le HCE.
Ou bien, voulons-nous prendre la mesure de la situation, agir pour tenter un redressement et, pour cela, rompre radicalement avec tous les hiérarques de l'Éducation Nationale, entendre les personnes indépendantes qui depuis des années tirent la sonette d'alarme et réfléchissent aux moyens d'un tel redressement, et travailler nous-mêmes avec l'aide de ces personnes à rédiger des avis sur lesquels les responsables politiques pourraient s'appuyer pour sauver notre système éducatif de la destruction complète et définitive?

Avec mes meilleurs sentiments,
Laurent Lafforgue.

ps: Pour se renseigner sur l'état réel de notre système éducatif et trouver tous les renseignements possibles et imaginables sur les programmes actuels et leurs dérives incroyables comparés à ceux de toutes les époques depuis Jules Ferry, je recommande le site internet de Michel Delord (un simple professeur de mathématiques du secondaire mais qui a une connaissance impressionnante de l'histoire de notre système éducatif).

L'adresse est:
http://michel.delord.free.fr/
Ce site porte comme dédicace: "Page dédiée aux parents qui s'inquiètent que leurs enfants ne sachent toujours pas faire une division en Cours Moyen et à qui on a répondu: "Vous êtes des rétrogrades".

Il faut passer du temps à le visiter. On y trouve par exemple tous les programmes du primaire depuis 1880 et on peut faire la comparaison avec ceux d'aujourd'hui. C'est vraiment passionnant.
Indication: les meilleurs programmes sont ceux de 1923 (et, soit dit entre parenthèses, ils tiennent en cinq pages, toutes matières et tous niveaux confondus). D'ailleurs, ce sont à ma connaissance ceux qui sont toujours en vigueur (moyennant une mise à jour dans certaines matières) au cours Hattemer à Paris: un cours privé "hors contrat", donc sans la moindre subvention de l'état, à qui nombre de familles très aisées (et, paraît-il, certains de nos ministres présents ou passés) confient leurs enfants en payant le prix fort.
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> Mesdames et Messieurs les Conseillers,
> Nous sommes convenus de nous réunir le 17 novembre prochain à 11 heures. Nous nous retrouverons au 101 rue de Grenelle (Rez-de-chaussée - salle 020). Un déjeuner, à 13 heures, suivra notre réunion.
>> Je vous propose d'aborder au cours de cette prémière séance de travail les points suivants :
> 1)  fixation du rythme et des dates de nos réunions (pour l'instant, en tentant de tenir compte des contraintes de chacun, les mercredis après-midi paraîtraient pouvoir être retenus)
> 2)  échanges sur les échéances du Haut Conseil dont la première saisine par le Ministre, dans les jours prochains, devrait porter sur le socle commun des connaissances et des compétences, avec un avis à rendre en février 2006
> 3) échanges sur nos méthodes de travail :
> - constitution d'un vivier d'experts français et étrangers auxquels le Haut Conseil pourrait confier des études (socle commun ; formation des maîtres ; éducation civique)
>   - appel aux experts de l'Education nationale : Inspections générales et directions de l'administration centrale, en particulier direction de l'évaluation et de la prospective et direction de l'enseignement scolaire
>   - réception des organisations syndicales et des associations représentées au Conseil supérieur de l'Education
> 4)   fixation de l'ordre du jour de la prochaine réunion.
>> Je vous prie de croire, Mesdames et Messieurs les Conseillers, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
>> Bruno RACINE
> Président du Haut Conseil de l'Education
>

http://www.ihes.fr/~lafforgue/
dem/circonstances.html

http://www.ihes.fr/~lafforgue/
dem/courriel.html

 

 

Laurent LAFFORGUE
laurent@ihes.fr

Né le 6 novembre 1966, Laurent Lafforgue est ancien élève de l'Ecole normale supérieure (1986), docteur es sciences (1993) : il a d'abord été chercheur au CNRS dans l'équipe « Arithmétique et Géométrie Algébrique » de l'université Paris XI à Orsay (1990-2000).
Depuis 2000, il est professeur permanent à l'Institut des hautes études scientifiques (IHES). Il a reçu en 2002 la médaille Fields, la plus haute distinction internationale en mathématiques.
Laurent Lafforgue a été élu membre de l'Académie des Sciences le 18 novembre 2003. Il a également obtenu le Prix Peccot du Collège de France (1996), la Médaille de bronze du CNRS (1998), le Prix Clay (2000) et le Prix Jacques Herbrand de l'Académie des sciences (2001).

De la culture générale des futurs instituteurs et professeurs

par Laurent Lafforgue

En sus de maîtriser très solidement leurs disciplines, il faudrait selon moi attendre des stagiaires d'IUFM qu'ils soient des (petits) lettrés, c'est-à-dire des personnes qui aiment les livres et qui aient l'habitude d'en lire beaucoup, particulièrement des livres de vraie littérature. Cela me paraît indispensable pour les littéraires bien sûr, mais aussi - dans une mesure à peine moins forte - pour les scientifiques.

En voici quelques raisons :
1) L'école est centrée sur la culture écrite qui est sa raison d'être, elle doit introduire aux livres et donner le goût d'en lire. Or, pour que les instituteurs et les professeurs puissent communiquer ce goût à leurs élèves, il est nécessaire qu'eux-mêmes possèdent l'amour des livres et l'habitude d'en lire beaucoup.

2) Il faut à mon avis que les instituteurs et les professeurs de toutes les disciplines parlent et écrivent « bien », qu'ils pratiquent une langue belle, claire, précise, riche en vocabulaire et en tournures grammaticales, qui s'adapte avec souplesse pour former et exprimer la pensée. La langue de l'école ne doit être ni la langue de la rue, ni celle des médias, ni celle de la vie quotidienne; elle doit être suffisamment parente de la langue des livres pour que celle-ci cesse peu à peu de paraître aux élèves une langue étrangère et que le passage à elle dans la lecture et l'écriture devienne naturel. Or, le principal moyen d'acquérir une telle langue consiste à lire beaucoup.

3) Pour que l'enseignement soit possible et efficace, une condition indispensable est que les instituteurs et professeurs soient respectés: respectés par leurs élèves, respectés par les parents d'élèves, respectés par l'ensemble de la société. Or, pour être respectés, les instituteurs et professeurs ont besoin de se distinguer. Ils doivent bien sûr se distinguer par leurs connaissances disciplinaires, mais aussi par la qualité de leur expression et de leur culture générale - qui est perceptible par tous et qui, à mon avis, fait partie de ce qui est attendu d'eux, y compris et tout particulièrement dans les milieux sociaux dépourvus d'instruction. J'ai été très frappé d'entendre plusieurs fois autour de moi des personnes parmi les plus éloignées des traditions intellectuelles - des ouvriers retraités ou une fondatrice d'entreprise commerciale - déplorer que beaucoup d'instituteurs d'aujourd'hui parlent « comme tout le monde » et ne soient plus cultivés « comme autrefois », ce à quoi je répondais bien sûr que ces instituteurs n'étaient pas responsables des mauvaises instruction et formation qu'ils avaient reçues, et que ce n'était certes pas eux qu'il fallait mettre en cause.

4) Notre époque est à mon avis lourde de menaces pour la liberté de penser, non pas du fait de forces politiques oppressives, mais par rétrécissement des moyens de penser par soi-même, tant à cause de l'appauvrissement de la langue que de celui des références culturelles; elle est aussi lourde de menaces pour la personne humaine qu'elle tend à faire disparaître dans la massification et l'indifférenciation. Or la lecture - particulièrement celle des grandes ouvres littéraires et philosophiques, de préférence aux sciences de l'homme qui trop souvent théorisent la négation de la liberté humaine, et particulièrement celle des ouvres très éloignées de notre temps qui permettent de lui échapper en esprit et de prendre du recul par rapport à lui - cette lecture donc nous rend à nouveau sensible la personne humaine en tant que singularité irréductible, elle nous donne de quoi penser, de quoi débusquer les fausses évidences, elle est un sûr antidote contre l'attirance de notre temps pour les jugements hâtifs et les affirmations univoques et réductrices. Si nous voulons préparer les élèves à la liberté intellectuelle, il faut donc que les instituteurs et professeurs aient eux-mêmes une grande expérience de ce que la lecture élargit l'espace de la pensée.

5) Dans sa mission d'éveil intellectuel des personnes, l'école est entravée depuis quelques décennies par un ennemi extérieur parfaitement identifiable, à savoir la télévision, qui justement est le plus puissant facteur de massification des enfants et des adolescents. Il n'y a guère de doute qu'autant que les politiques éducatives déplorables que nous connaissons, la télévision porte la responsabilité de la dégradation de l'école. Or le meilleur remède contre la télévision et ses métastases contemporaines - tous les écrans - est le livre. Des instituteurs et professeurs qui lisent beaucoup sont des instituteurs et professeurs saufs de l'influence des médias, et ils sont suffisamment différents pour soustraire au moins en partie leurs élèves à l'empire de la télévision et les faire entrer dans le monde si humain du livre, pour les amener peu à peu à choisir l'attention active contre la passivité, la lecture au long cours contre le papillonnement, la précision du langage contre le brouillard des images, la distanciation contre l'illusion de proximité, la culture multiséculaire contre l'immédiateté, la concentration volontaire de la pensée contre toute fascination hypnotique, la civilité du langage bien poli contre la violence, la finesse contre la vulgarité et la bêtise.

6) Parmi les fractures qui déchirent l'humanité moderne, l'une des plus graves est celle qui sépare de plus en plus la culture et la science, laquelle représente un accomplissement prodigieux de l'esprit humain mais l'aveugle de ses succès à tel point qu'il ne voit plus que la rationalité scientifique n'est pas toute la rationalité et que la connaissance n'est pas le tout de la vérité. De faire cohabiter culture et science dans beaucoup d'esprits est la première condition pour que notre modernité soit moins portée à considérer comme illusion tout ce qui n'est pas objectivable: la conscience humaine, sa liberté, sa recherche de vérité, de sagesse et de sens, la beauté, le bien. Or c'est un fait que la majorité des intelligences, y compris parmi les plus aiguës, sont réfractaires au mode de pensée mathématique ou scientifique, alors que la littérature et la philosophie peuvent parler à chacun. C'est pourquoi je pense qu'il incombe à tous les scientifiques de développer une relation personnelle avec la culture, pour le service de l'humanité comme pour leur propre bien et celui de leurs disciplines.

7) Dernière raison qui n'est pas la moindre, la tradition culturelle incomparable dont notre pays est héritier fait reposer sur lui la responsabilité de continuer l'aventure de la culture française et d'enrichir le monde par des grandes oeuvres qui approfondissent toujours davantage la condition humaine, comme il l'a fait pendant des siècles. Il a besoin pour cela d'un public cultivé capable de discerner les oeuvres puissantes et belles et de leur attacher une grande importance. Or aujourd'hui, le coeur d'un tel public ne saurait exister ailleurs que chez les instituteurs et professeurs.

En conclusion, il faudrait à mon avis qu'au concours de recrutement des IUFM figure pour tous les candidats une épreuve de culture générale littéraire, avec un coefficient important, même pour les candidats des disciplines scientifiques.

Et il faudrait que pendant les deux années d'IUFM, on demande aux stagiaires de lire beaucoup de livres de vraie littérature, en particulier des classiques: je suggèrerais au moins un par semaine pour les littéraires et un par quinzaine pour les scientifiques.

Pris sur le site http://www.qsf.fr/

Voir également une interview sur le site de la Cité des Sciences

On pourra lire en face de ceci le texte suivant de Philippe Meirieu :

apprentissage ou apprentissages ?




Sans vouloir polémiquer avec Mr Lafforgue, on voit bien qu'il est victime du syndrome du "bon élève" : n'ayant probablement jamais eu de difficultés scolaires, il n'imagine pas très bien ce que peut-être l'échec. Comme en plus il est victime du syndrome du "bon prof" (sans avoir réellement enseigné, il en sait bien davantage que tout le monde grâce à ses "bonnes lectures" et à ses "bonnes relations") il ne lui vient pas à l'idée que les "mauvais pédagogues" ont réussi le tour de force d'amener au niveau bac près de 60 % d'une classe d'âge en l'espace de 20 ans, chose inenvisageable dans aucun autre pays au monde.

Heureusement, ses "bonnes idées" vont lui permettre de remettre les pendules à la "bonne heure"... et en ces temps de révolte des "mauvaises banlieues", enfin prendre la défense des "bons élèves" martyrisés par une "méchante administration"...

 

 

Je remercie beaucoup Blaise Buscail pour son dernier message auquel je souscris entièrement. Je voudrais comme lui que le débat se recentre sur les questions d'éducation. Pour en finir avec une polémique étrange, je dois dire que je suis stupéfait de constater que dans tout ce que j'ai écrit à propos de la situation actuelle de notre système éducatif et des problèmes de transmission d'une génération à l'autre dans notre pays, les passages qui ont été les plus insupportables à certaines personnes ont été ceux qui faisaient l'éloge de la tradition intellectuelle du peuple juif et du judaïsme. Comme Blaise Buscail a bien remarqué, ce que j'ai écrit ne contenait aucune prise de position politique dans quelque sens que ce soit, je me bornais à constater que dans le judaïsme la spiritualité et l'étude sont étroitement liées l'une à l'autre (c'est tellement vrai que par exemple la remarquable émission juive de France Culture le dimanche matin, animée par Victor Malka, qui longtemps s'est appelée "Écoute Israël" s'appelle depuis quelques mois "Maison d'étude"); que par delà l'incroyable diversité des personnes qui se relient d'une manière ou d'une autre au judaïsme, un trait commun qui se retrouve dans toutes les formes de la tradition juive est le respect et l'amour de l'étude, de la culture et du savoir; que ce respect et cet amour ont pour conséquence une créativité et une fécondité intellectuelles et culturelles incomparables. Apparemment, ceci est encore trop pour certaines personnes qui, sans doute, ne pensent pas qu'elles sont antisémites, mais qui ne peuvent admettre qu'on dise du bien du peuple juif. Parmi les attitudes et habitudes mentales les plus propices au développement de la recherche intellectuelle, il y a les suivantes: - l'habitude de ne jamais se satisfaire de sa propre pensée, de ne jamais s'y arrêter, de ne jamais relâcher l'effort, de continuer à creuser indéfiniment en posant et se posant toujours plus de questions, - la certitude viscérale, allant plus profond que toute conviction intellectuelle, que le monde est infiniment riche et digne d'être exploré, - l'habitude de ne jamais perdre son temps, même une minute, car justement chaque minute peut être mise à profit pour chercher des vérités merveilleuses et continuer à approfondir... Ces habitudes et attitudes mentales se rencontrent chez bien des personnes et bien des peuples mais il me semble qu'elles sont particulièrement cultivées dans le peuple juif (qu'elles soient liées à la méditation plurimillénaire des textes bibliques comme je le pense, ou qu'on les interprète d'une autre façon). Quand on les rencontre chez des personnes ou dans un peuple, la meilleure chose à faire est de les admirer et d'essayer de s'en inspirer, pour sa propre élévation intellectuelle. Ayant trouvé de tels modèles en particulier dans le peuple juif, j'éprouve pour lui (en dehors même de la Révélation du Dieu d'Israël qui pour moi chrétien est plus importante que tout) un sentiment de profonde amitié, admiration et reconnaissance, et je pense que partout dans le monde beaucoup de gens gagneraient beaucoup à abandonner leurs sentiments d'hostilité et leurs préjugés, à voir le peuple juif tel qu'il est, à entrer en dialogue avec lui et à accepter de recevoir de lui un peu de ce qu'il peut donner et qui est immense. Tout ça pour dire que je souhaite vivement que les personnes qui ont posté sur le forum de la SMF des messages mettant en cause l'éloge que j'ai fait de la tradition intellectuelle juive réfléchissent et ne parlent plus de ce sujet; si par malheur il y avait encore de tels messages, je pense que le mieux serait de ne plus y répondre. Sinon, pour revenir à notre sujet principal qui est l'éducation, il se trouve que je viens d'être nommé comme l'un des 9 membres du nouveau "Haut Conseil de l'Éducation". Il y a encore quelques semaines, j'étais loin de m'imaginer qu'on pourrait faire appel à moi pour une telle fonction. J'espère que dans ce cadre je pourrai mener une action qui aille dans le sens d'un redressement de notre système éducatif, en me basant sur quelques principes très simples comme: - l'École existe en vue de l'instruction de tous, - cette instruction dont notre République assure le droit à tous doit être une instruction de grande qualité. Si à un moment j'avais l'impression de ne pouvoir agir selon ces principes dans le cadre du HCE, je n'y resterais pas. Parmi les questions que le "Haut Conseil de l'Éducation" devra examiner dès cette année, les deux plus importantes sont: 1) La définition du "socle commun de connaissances" prévu par la loi Fillon. 2) La définition d'un cahier des charges pour les IUFM. J'invite donc les instituteurs et les professeurs de mathématiques ou d'autres disciplines qui voudraient m'écrire sur ces sujets à le faire, qu'il s'agisse de réflexions à partir de leurs expériences d'enseignants, de témoignages sur le niveau des élèves par exemple à la fin de l'école primaire, au début du collège ou à la fin du collège, ou encore de témoignages sur ce que sont les IUFM aujourd'hui. Laurent Lafforgue. ps: Pour les personnes que cela pourrait intéresser, je mets en fichier attaché le texte d'une courte allocution que j'ai faite samedi dernier 22 septembre à la Sorbonne, dans le cadre d'un colloque sur les IUFM organisé par l'association "Qualité de la Science Française" (QSF). Ce texte devrait aussi être bientôt disponible sur le site de "QSF" www.qsf.fr avec les textes des autres intervenants, et il devrait être reproduit prochainement dans le bulletin de l'Association des professeurs de français et de langues anciennes des classes préparatoires ainsi que dans le bulletin du syndicat SNALC.

Sur le site de la SMF : http://smf.emath.fr/Forum/TribuneLibre/
?aas:486:200510:dmmejjmlelmoclnpjcbl#b

L.L. répond à des critiques émanant visiblement d'un antisémite virulent. Mais ce n'est pas le plus important...

 

Alain BOUVIER

Né le 29 mars 1943, Alain Bouvier est professeur des universités, docteur en sciences mathématiques. Depuis 1991, il exerce comme professeur des universités en mathématiques rattaché à l'Institut national de recherche pédagogique (INRP). Auparavant, il a notamment été directeur de l'Institut de recherche sur l'enseignement des mathématiques de Lyon, président de la conférence des directeurs d'IUFM et de l'Association pour le Développement des Méthodologies d'Evaluation en Education -ADMEE-Europe. Alain bouvier a été recteur de l'académie de Clermont-Ferrand de 2000 à 2004.
A l'étranger, il a exercé comme professeur dans plusieurs universités à Rome, à Kingston, à Abidjan, à Tennessee et à Sherbrooke.
Il a publié de nombreux ouvrages scientifiques consacrés à la recherche en mathématiques ainsi qu'à la formation et à l'enseignement.

Le projet, pourquoi ?

Alain BOUVIER, Professeur des universités, Directeur de l'IUFM de l'académie de Lyon

               Il est toujours risqué d'écrire de l'un des côtés d'une frontière, un texte destiné aux lecteurs travaillant de l'autre côté. Les proximités linguistique et géographique ne suffisent pas à donner une connaissance suffisante d'un système éducatif étranger, aussi proche soit-il. Nous avons donc illustré notre propos d'exemples empruntés à la France, mais choisis parmi ceux qui nous semblent apporter un éclairage compréhensible en d'autres lieux.

 1)- Sur la démarche de projet dans les systèmes éducatifs

Devant l'apparition internationale et générale du terme « projet », une première question émerge : s'agit-il, comme certains l'affirment, d'une mode ou au contraire, comme d'autres le croient, de l'émergence d'une véritable « civilisation du projet » qui s'emparerait de tous les secteurs ? Vient appuyer cette seconde vue l'existence, en France, d'entités aussi variées que les projets de ville, les projets d'urbanisme, de circulation des grandes villes, dans le monde économique les projets d'entreprises, dans l'administration les projets de services, dans le système scolaire les projets d'établissements, dans le système social les projets artistiques ou sportifs, ou encore les « grands projets » comme le tunnel sous la Manche. Cet ensemble est constitué d'actions spécifiques, singulières, uniques, orientées vers un futur lointain, autour d'une utopie et d'un grand dessein.

En France, une seconde question émerge pour les fonctionnaires : cette démarche, issue de l'économie privée est-elle antinomique à la fonction publique ? Les projets d'établissements scolaires sont apparus peu avant 1985, au moment où le discours ambiant préconisait de développer la responsabilité des acteurs, aussi bien individuelle que collective. Pour cela, fut préconisé de créer des cercles de qualité (sous l'influence du Japon et de l'Amérique du Nord), puis d'élaborer des projets de service (vers 1988) s'inscrivant dans une perspective de rénovation de la fonction publique. Ces vues s'opposaient à l'application mécanique de textes ou de directives émanant du sommet de la hiérarchie. Face aux problèmes, les novateurs préconisaient que les acteurs concernés les étudient collectivement pour inventer des solutions et construire des réponses.

Observons que cette attitude, pragmatique, semble s'opposer à la culture française plus encline à s'appuyer sur le droit et la réglementation : il est fréquent d'entendre dire que force est à la loi et que le droit doit précéder les faits.

Pour illustrer cela, on peut noter que c'est à la suite du vote d'une loi, en 1971, que se développa la formation continue des adultes ; pour les enseignants, il fallut attendre rapport d'André de PERETTI remis au ministre Alain SAVARY, en 1982, pour que soient créées les Missions Académiques à la Formation des Personnels de l'Education Nationale ; la création des IUFM a relevé de la loi d'orientation de l'Education Nationale en 1989. Lorsque les questions liées au port du foulard se multiplièrent, l'avis du Conseil d'Etat fut requis. Il y a quelques mois de cela, vis à vis des rythmes scolaires, certains envisageaient de procéder par référendum.

A l'Education Nationale, la démarche de projet est apparue au début des années quatre-vingt à travers les Projets d'Action Educative, puis la démarche de rénovation des collèges concernant dans sa phase initiale des collèges volontaires choisis sur la base d'un projet. Cette évolution, qui accompagnait la décentralisation de l'Etat, se poursuivit par extension successive, d'abord aux lycées professionnels, puis, à partir de la loi d'orientation de 1989, à tous les établissements scolaires du premier et du second degrés. Le projet d'établissement gagnait ses lettres de noblesse. Il sortait du volontariat encouragé, mais pour se trouver sur un registre proche d'une injonction paradoxale au sens que lui donne l'école dite de Palo Alto sur la communication. Les établissements scolaires eurent alors le sentiment d'être contraints à l'autonomie et à la responsabilité.

2)- Une attitude face à l'avenir

La démarche de projet exprime une philosophie de l'action à travers une attitude face à l'avenir. Le terme « projet » renvoie d'abord aux utopies qui traversent l'Histoire, portées par des hommes hors du commun (Martin Luther KING, GHANDI, Jean MONNET, Nelson MANDELA,...), des leaders charismatiques qui proposent à leurs concitoyens de grands desseins pour les 30 ou 40 ans à venir.

Ainsi, à tous les niveaux, aussi modestes soient ils, lorsque l'on parle de projet, à l'échelle des acteurs qu'il concerne, se trouve une utopie (source de vie) et s'exprime un grand dessein. Le projet s'oppose au fatalisme ; en ce sens, il revêt une dimension philosophique évidente. S'inscrire dans une démarche de projet, c'est considérer que les tendances lourdes peuvent s'inverser, comme nous l'enseigne l'Histoire (le mur de Berlin, l'apartheid, la guerre civile à Beyrouth, le goulag, ...) ou l'économie (la fin des trente glorieuses, l'inflation dans les pays développés,...). Cela permet d'affirmer que le pire n'est jamais sûr et, comme le dit Edgar MORIN, que « l'espoir, c'est l'improbable ».

Cette conception de l'avenir amène à substituer la prospective à la prévision. L'expérience nous apprend que les experts, aussi compétents soient ils se trompent régulièrement. La prévision, art impossible, induit une attitude passive où l'on tente de deviner par l'analyse des tendances lourdes, des ressources et des contraintes, le seul avenir envisageable, celui dont la probabilité de réalisation frise la certitude. La démarche prospective, quant à elle, invite à partir d'une situation donnée à envisager un grand nombre de futurs possibles, pour chacun tenter de repérer les moments critiques, ceux où les bifurcations sont possibles et détecter ce qui favorise les orientations. Cette démarche induit une attitude active des acteurs invités à procéder à des choix, déterminants pour leur avenir lointain.

 Ainsi, à la quête impossible d'un futur unique et totalement déterminé sans prise des acteurs, la démarche prospective oppose l'idée que nous sommes face à des futurs et, dans une attitude empreinte de constructivisme, que c'est aux acteurs concernés de construire leur futur.

3)- Quelques conséquences pour un établissement scolaire

La première conséquence pratique, d'ordre méthodologique, découle immédiatement de cette vue du futur que symbolise la figure 1. Elle invite les acteurs à pratiquer la méthode des scénarios qui consiste à déterminer l'horizon des probables pour l'établissement scolaire, à repérer les jeux d'acteurs, les enjeux et les meilleurs points d'action afin d'effectuer les choix stratégiques pour l'établissement.

Dans cette perspective, autour des enjeux, il s'agit d'anticiper les inerties, et pour cela de repérer les forces en présence ainsi que les groupes de pression, afin, comme l'éclusier qui exploite l'inertie de l'eau pour faire remonter la rivière aux bateaux, d'utiliser ces inerties comme points d'appui.

Mais il s'agit aussi d'anticiper les changements, à la manière du joueur d'échec, qui cherche à avoir un ou plusieurs coup d'avance sur son adversaire ou encore, à la façon du pilote de rallye : la nuit, pour rouler vite, il doit posséder des phares qui portent loin.

Les actions que nous conduisons au sein d'un établissement scolaire doivent intégrer que l'environnement est turbulent et essentiellement imprévisible. Cela concerne les problèmes de violences que nuls ne peut ignorer, toujours susceptibles d'apparaître même lorsque personne ne les voit venir. Mais de multiples autres sujets évoluent de façons qui échappent à la prévision : la composition sociologique des populations accueillies par l'établissement, le développement des nouvelles technologies, les modes culturelles, vestimentaires, alimentaires ou sportives des élèves, etc. Ce que l'on nomme parfois le principe de contingence attire notre attention sur l'importance pour l'action au quotidien des relations entre le système (la vie scolaire, l'établissement, ...) et son environnement. Ce principe nous invite à faire preuve de flexibilité (les éléments flexibles exercent plus d'influence que les éléments rigides, comme le guidon sur un vélo), à développer la réactivité et pour cela à adopter une attitude de vigie, à guetter les signaux faibles afin de pouvoir anticiper et préparer les réactions pertinentes.

Enfin, toujours sur le plan des conséquences méthodologiques immédiates à tirer de la démarche de projet pour un établissement, nous pensons indispensable de maintenir le cap choisi, comme sait le faire un navigateur malgré les tempêtes qu'il croise sur sa route. Mais, bien entendu, maintenir le cap suppose d'en avoir un ! C'est par rapport à lui que se fera le pilotage, que se prendront les micro-décisions contribuant à se diriger vers l'objectif choisi. La démarche de projet apporte une façon de travailler collectivement dans cette perspective.

Toute démarche, quelle qu'elle soit, comporte des pièges susceptibles d'amoindrir sa valeur ajoutée, voire de l'annuler. Pour terminer ce bref propos il nous semble utile d'en présenter deux.

Le premier piège réside dans ce que l'on peut nommer le « projet gadget ». On le trouve abrité aussi bien derrière l'utilisation sans but précis des nouvelles technologies de la communication (la parabole pour capter les chaînes transitant par les satellites, Internet, le multimédia, ...) que d'apparentes innovations dont l'existence évite de s'interroger sur les buts éducatifs et pédagogiques poursuivis. Cela peut concerner certains échanges internationaux, certaines activités culturelles, etc. A la question : « quel est l'objectif poursuivi », nul ne sait répondre, l'action servant d'opium et neutralisant toute réflexion sur les finalités.

            Le second piège, encore plus redoutable, se distingue du premier par sa nature. Il s'agit du « projet mirage », du projet élaboré dans le but (non explicité, bien sûr !) que rien ne change. L'activité proposée a alors pour objet principal de détourner l'attention de l'essentiel, d'accélérer le mouvement brownien des particules, tout en laissant immobile l'eau au repos dans le verre. De là à parler de manipulation ou de cynisme, le pas est vite franchi.

Au delà des pièges et effets pervers que la démarche de projet peut rencontrer, terminons par une allusion à sa valeur ajoutée. Conçue pour cela, cette démarche accroît la flexibilité des systèmes et augmente leur capacité de réaction, qualité essentielle pour un établissement scolaire. Elle permet de mieux faire face à l'inattendu. Elle contribue à modifier positivement l'image de l'établissement, précisant son rôle, contribuant à mieux définir ses missions et en son sein le rôle et les missions de chacun des acteurs.

            Le projet, c'est l'action collective concertée, orientée par le futur choisi par les acteurs.

pris sur http://www.f-d.org/
bouvier-projet-pourquoi.htm